Friday black
Publié le 6 janvier dernier aux éditions Albin Michel, dans la collection Terres d’Amérique, Friday Black est le premier livre de l’auteur américain Nana Kwame Adjei-Brenyah. Il s’agit d’un recueil de douze nouvelles, mêlant les différents genres de l’imaginaire pour parler des problèmes de violence, racisme et déshumanisation de la société. Vivement recommandé par FeydRautha sur son blog L’épaule d’Orion, c’est un titre qui m’a donné très envie et voici ce que j’en ai pensé…
[NB : Je remercie Gilles D. qui stalke les commentaires de blog pour nous proposer de belles lectures et Carol M. et les éditions Albin Michel pour cet envoi.]
12 nouvelles en colère
On démarre le recueil avec Les 5 de Finkelstein, une nouvelle qui nous met dans une rage folle face à l’injustice et l’effroyable réalité de ce qui est dénoncée. Dans cette nouvelle, on nous raconte l’insupportable acquittement d’un homme blanc ayant décapité à la tronçonneuse 5 enfants noirs sur le prétexte des lois Stay your ground qui font des ravages aux Etats-Unis. Le héros de cette histoire est un homme qui peut modifier son « degré de noirceur » en fonction de son attitude, de sa tenue, et donc modifier les réactions que la société aura à son égard. Formidable réflexion sur le recours à la violence, sur l’impunité et la rage face à l’injustice, c’est une nouvelle épatante qui ouvre le recueil avec une force de déflagration remarquable. L’auteur fait écho au meurtre de Trayvon Martin ou encore aux cas des 5 jeunes de Central Park, accusés à tort mais pour qui Donald Trump préconisait la peine de mort. Un cri d’alerte face aux injustices raciales qui résonne avec force.
« Emmanuel commença donc à apprendre les rudiments de son Degré de noirceur avant même de savoir poser une division : sourire quand il est en colère, murmurer quand il voudrait crier. »
Le recueil se poursuit sur un bel instantané d’une mère qui se démène pour apporter un rayon de bonheur à son enfant dans un monde qui part en lambeaux. Très jolie, la courte nouvelle Ces choses qui disaient ma mère offre une respiration même si elle est empreinte de tristesse.
L’auteur nous emmène ensuite dans une dystopie post-guerres avec L’ère. Une civilisation qui a perdu le sens de ce mot et où tout le monde dit sans filtre ce qu’il pense quitte à blesser l’autre. Une société qui accentue les inégalités entre personnes augmentées et normales, et qui tient debout grâce à des doses de Bien administrées chaque jour. Dans cette société étouffante et dépressive, Nana Kwame Adjei-Brenyah nous donne une lueur d’espoir et d’humanité. Il nous parle de politesse, de respect comme ciment d’une société plus humaine avec beaucoup de subtilité et de force.
« Il n’y a pas de quoi être fier à être émotif, et il n’y a rien de mieux que dire la vérité tout en étant fier et intelligent. »
Puis, dans Lark street, avec le sujet difficile de l’avortement, l’auteur dénonce les hommes qui fuient les problèmes qui les concernent pourtant et laissent ces charges aux femmes seules, courageuses, qui affrontent les choses difficiles tout en devant rassurer le dit homme. Marquante, cette nouvelle est dérangeante par bien des aspects mais réussie.
« Elle m’avait lancé un petit sourire courageux. Les yeux brillants, elle cachait ses larmes. Elle voulait faire en sorte que cela soit un peu moins terrible. Et elle y est arrivée. »
On poursuit ensuite avec L’hôpital où, une nouvelle qui parle du pouvoir des mots et de la capacité que l’on a à changer les choses avec des paroles réconfortantes et apaisantes. L’auteur nous évoque la déshumanisation des services de santé, le rôle d’un auteur pour changer les choses ou encore la nécessité des mots et leur pouvoir. C’est un élément qui transpire de l’ensemble du recueil et trouve son essor ici.
Dans une autre nouvelle coup de poing, Zimmer land, l’auteur imagine la xénophobie comme divertissement d’un parc d’attractions censé faire réfléchir les clients à la notion de justice mais qui, finalement, ne les fait que s’amuser à tuer des étrangers en boucle pour se sentir exister. Terrifiante et pourtant si plausible, ce texte choque à la lecture pour mieux souligner l’atrocité des sociétés xénophobes actuelles. En plein mouvement Black lives matter, c’est un texte majeur qui dénonce puissamment et fait écho à la première nouvelle du recueil. Sa fin vous laissera dans un silence terrifiant.
« -Je crois que nous mettons justice et meurtre sur un pied d’égalité pour nos clients, dis-je d’une voix monotone.-Bah, parfois c’est la même chose, rétorque Heland. »
Friday black, ainsi que deux autres nouvelles qui sont plus tard dans le recueil (Comment vendre un blouson selon les recommandations du roi de l’hiver et Dans la vente) nous parle de consumérisme et de déshumanisation dans le monde du commerce où le client est un zombie assoiffé de promotions (littéralement même) et le vendeur, une machine à faire du chiffre. Jusqu’à une once d’humanité lorsque la langue commune s’échappe et que l’humain doit alors réapprendre l’écoute et renoue le contact. Puissantes et complémentaires, ce trio de nouvelles éclairent aussi d’autres sujets, évoquant le suicide, ou encore la tension et la concurrence au travail.
Le lion et l’araignée est sans doute la nouvelle qui m’a le moins marqué à la lecture, plus douce que le reste, plus anecdotique aussi, elle évoque l’émancipation d’un jeune homme au père absent, les relations pères-fils et nous évoque, en parallèle, un conte intéressant.
Avec La cracheuse de lumière, l’auteur frappe fort encore une fois en nous confrontant à ces tueurs de masse que la société fabrique de ses humiliations et rejets quotidiens et tentant de se faire un nom, d’être remarqué en usant de ces armes. C’est une nouvelle poignante qui nous confronte à la douleur des familles endeuillées des victimes et à la souffrance de ces tueurs/tueuses perdu.e.s dans une société qui les rejettent. On se confronte aussi à ces noms de tueurs cités à tout va dans les médias quand les noms des victimes sont tus. Un écho avec la première nouvelle, de l’importance de nommer pour ne pas oublier. Difficile et puissant.
« Puis on se dit, s’ils me fichaient la paix, je me sentirais mieux. Mais une fois qu’on vous fiche la paix, on vous la fiche pour de bon. Et c’est tout aussi horrible, voire pire. C’est comme si on n’existait plus. »
Le recueil se conclue dans un feu d’artifices de violence. La nouvelle Après l’éclair propose une boucle temporelle au destin funeste qui brise les dernières barrières de moralité et entraîne le déchainement de rage et de vice d’une société en effondrement perpétuel. Un cycle de violence infini et dérisoire dans un monde destiné à la destruction. Et pourtant, pourtant, la fin apporte une lueur d’humanité dans l’horreur et nous fait couler une dernière larme. Sublime.
« Avant l’apparition de l’Eclair, beaucoup de gens adoraient la police des soldats. Ils pensaient qu’elle était là pour nous protéger. Les gens croient aux mensonges, croient à n’importe quoi quand ils ont peur. »
Un uppercut
Je m’attendais à une lecture marquante, on m’avait prévenu. Et malgré tout, la vague m’a percuté de plein fouet. Lire Nana Kwame Adjei-Brenyah c’est se prendre en pleine figure un uppercut. C’est se confronter à la réalité féroce d’un monde sacrément dysfonctionnel où règne injustice, inégalités et chaos. Mais c’est aussi découvrir un auteur grandiose, qui maîtrise non seulement les mots et jouent avec les genres mais sait aussi faire passer dans les non-dits des messages puissants. Le recueil s’ouvre et se ferme sur les deux nouvelles les plus violentes, de celles qui me font cocher presque toute ma liste de content warning et qui me marqueront longtemps pour leur force et la colère que semble contenir l’auteur en les écrivant avec férocité. Il dénonce dans ce recueil les affres du racisme, notamment à l’égard des noirs, le recours systématique aux armes et à la violence dans un monde dont la moralité est atrophiée par la peur ou encore la perte de l’humanité dans la civilisation. Il évoque quantités de sujets, parfois d’un simple phrasé choisi avec soin. Avec plusieurs angles d’attaques, de la dystopie à la fable en passant par le fantastique et l’allégorie, Nana Kwame Adjei-Brenyah use des mots comme d’une arme. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne peut pas laisser indifférent.e.
En bref, lisez Friday black (attention tout de même à avoir le cœur bien accroché et le moral à un niveau plutôt décent parce que ça fait mal). C’est un premier livre épatant. L’auteur use des mots et des genres avec beaucoup de talent pour dénoncer avec force une société construite sur les autels de la violence, du racisme et de la déshumanisation. Les 12 textes que contient Friday black sont tous de qualité et certains provoquent un véritable effet coup de poing et me resteront longtemps en mémoire.
« Avec ce premier livre incroyablement inventif, Nana Kwame Adjei-Brenyah s’est imposé aux États-Unis comme une nouvelle voix explosive dans la lignée de Colson Whitehead et Marlon James. Entremêlant dystopie, satire et fantastique, et ses nouvelles donnent à voir avec une effarante lucidité la violence et la déshumanisation de notre monde.Qu’il mette en scène le procès d’un Blanc accusé du meurtre effroyable de cinq enfants noirs (et qui sera acquitté), le parcours d’un jeune qui tente de faire diminuer son « degré de noirceur » pour décrocher un emploi, le quotidien d’un vendeur de centre commercial confronté à des clients devenus zombies, ou celui des employés d’un parc d’attractions faisant du racisme ordinaire une source de divertissement, Adjei-Brenyah le fait avec une maîtrise et une maturité stupéfiantes. On renferme ce livre hébété : si la fiction peut contribuer à bousculer les mentalités, alors Friday Black est une puissante arme littéraire. »
(Photographie de couverture : © Favor Nnebedum / EyeEm / Getty images)
[Diversité: pp noir.e, ps noir.e]
Alcool, Avortement, Cannibalisme, Dépression, Drogue, Féminicide, Fusillade, Gore, Grossophobie, Harcèlement, Islamophobie, Meurtre, Mort, N-word, Racisme, Sang, Scarification, Seringue, Suicide, Torture, Viol, Violences policières
D'autres avis dans la blogosphère: L’épaule d’Orion, Quoi de neuf sur ma pile, Just a word, …
[Lecture n°22/72 (pour l'échelon 5 Fusion dans l’utopique) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 9 de Ma lecturothèque]
Comments
Add new comment