Nous parlons depuis les ténèbres
Sur une idée lumineuse d’Estelle Faye et Floriane Soulas, 10 autrices francophones, dont les deux anthologistes, se sont réunies pour nous offrir un recueil de nouvelles horrifiques, du gothique à la science-fiction en passant par la réécriture de conte et l’horreur bien réelle. Dix voix d’autrices qui ont envie d’écrire de l’horreur et d’assumer de le faire et de redonner un peu de visibilité à ce genre oublié en francophonie par les éditeurs. C’est sorti début mai aux éditions Goater sous la superbe couverture d’Anouck Faure et ça s’intitule Nous parlons depuis les ténèbres. Voici ce que j’en ai pensé…
« Nous avons en commun cette part d’ombre et de liberté, ce miroir que nous tendons à la cruauté du monde. Nous amenons avec nous les âmes tourmentées, les marginaux et les monstres. Nous montrons aujourd’hui que nous existons. Nous ne sommes pas seules. Nous parlons depuis les ténèbres, et nous ferons entendre nos voix.»
L’ensemble
Avant toute chose, je tiens encore à remercier Floriane Soulas et Estelle Faye d’avoir eu cette idée. Parce que l’horreur a bercé mon adolescence. Parce que c’est un genre que je regrette de voir de plus en plus absent des librairies au fil du temps. Parce que je suis ravie d’avoir l’occasion, à la fois, d’encourager ce genre que j’aime mais en plus des autrices de talent, que ce soit des noms connus ou des découvertes. L’idée est absolument géniale! Maintenant, suis-je conquise? Oui, mais pas à 100%. Je m’explique: j’ai beaucoup aimé l’ensemble, j’ai apprécié notamment sa diversité de genres (aucun thème ni aucune consigne ne restreignait l’écriture des autrices) mais j’ai tout de même trouvé que certains textes restaient un peu timides. J’avais presque soif de plus d’horreur, de plus de nouvelles franchement assumées, jamais envie de plus de frissons. Je n’ai finalement pas assez tremblé, pas assez ressenti à mon goût sur certains textes, pourtant de qualité. Cela dit, de nombreuses nouvelles m’ont totalement embarqué. Je retiens notamment Âmes sœurs de Louise Le Bars qui m’a plongé dans une ambiance mélancolique absolument divine. Une découverte que je vais m’empresser de prolonger! J’ai également adoré Petite sœurs des fauves où j’ai eu le plaisir de retrouver la plume d’Aurélie Wellenstein. Je retiens aussi les véritables frissons que j’ai ressenti dans Planète 9 de Floriane Soulas, ou encore l’angoisse qui m’a collé aux basques avec Pas de deux avec les ténèbres de Cécile Guillot. Mais ce qui me restera le plus en mémoire sera le texte de Morgane Stankiewiez, Tu aimes les enfants. Seule nouvelle du recueil à ne pas s’ancrer dans la SFFF, elle rappelle que la monstruosité est bien humaine et que l’horreur, sans imaginaire, est insoutenable. Un parti pris audacieux et franchement déstabilisant qui marque sur la durée. Je termine en tout cas ce recueil avec une envie furieuse de lire encore plus d’horreur et d’autrices. Et avec quelques romans de plus à découvrir.
« Ils recherchent vos humeurs, vos mélancolies et regrets inexplicables, dont Ils s’accoutrent avec empressement comme de piquantes fantaisies. Ces êtres se parent de vos émois comme vous de la dernière mode.»
Les nouvelles en détail
Petite sœur des fauves - Aurélie Wellenstein
La nouvelle, qu’on m’avait présenté comme la plus douce et la seule « positive » du recueil, ne manque pas d’une ambiance très oppressante. L’autrice rappelle l’horreur implacable d’un fanatisme religieux, en particulier sur le corps d’une jeune femme. Elle nous invite dans sa peau pour vivre une situation traumatisante terrible et le résultat est très très réussi. Immersif et invitant à la révolte avec justesse. En plus d’un lien à l’animalité si cher à Aurelie Wellenstein que j’ai eu encore plaisir à retrouver.
Un arrière-goût d’éternité - Morgane Caussarieu
Petite plongée nocturne au cœur des légendes écossaises. L’autrice nous met face à la cupidité des hommes mais aussi face à des monstres de légende. L’ambiance est très réussie mais la nouvelle me paraît presque trop sage pour ce à quoi Morgane Caussarieu nous a habitué.
« Et je n’arrivais toujours pas à parler, à nier, à protester.Je n’étais pas un jag.J’étais un tas de chair.Une morte.»
Isadora - Micky Papoz
Je suis ravie de lire un texte inédit de Micky Papoz sortie de son silence d’autrice pour ce recueil! La nouvelle, fort courte, nous plonge dans une ambiance fascinante et un brin dérangeante. Liée à celle de Morgane Caussarieu par son attachement aux créatures de légendes, elle nous envoûte sans faillir. On aimerait prolonger le plaisir un peu cela dit tant le format est ici frustrant.
Val d’errance - Lizzie Felton
Très bonne nouvelle qui use des peurs primaires et des croyances classiques. Tout y est pour instaurer un malaise, de la nuit orageuse d’Halloween aux légendes diaboliques. Mais allant au-delà du cliché, Lizzie Felton offre aussi une vision de conséquences terribles jetant un froid glacial sur son récit. Je suis curieuse de relire l’autrice dont je découvre ici la plume efficace.
« La bouche de la malheureuse s’ouvre à n’en plus finir: ses lèvres se craquellent, leurs commissures menacent de se déchirer. Son visage, d’ordinaire doux, devient cauchemardesque. Alors, un second hurlement, que les cloisons rembourrées échouent à absorber, s’échappe du fin fond de ses entrailles.»
Âmes sœurs - Louise Le Bars
J’ai absolument adoré cette nouvelle qui ne m’a pas fait frémir, certes, mais m’aura envoûté. C’est magnifique, onirique et touchant aussi, le tout dans une ambiance mystique et tragique très réussie. La plume poétique et gothique de Louise Le Bars est une belle découverte que je vais poursuivre.
Planète 9 - Floriane Soulas
J’ai véritablement eu une belle angoisse à la lecture de cette nouvelle de SF horrifique très réussie. Hommage à Alien, ce huis-clos spatial où le doute et la menace sont permanents est maîtrisé de bout en bout. Floriane Soulas signe encore une fois une pépite de suspense où l’ambiance nous malmène juste ce qu’il faut. J’ai adoré ! Première nouvelle où la peur est bien présente pour moi.
« Tout son corps palpitait de ce malaise qui avait accompagné son réveil. Une angoisse nourrie par le silence et les ombres du vaisseau. Un sentiment persistant d’être observée lui collait à la peau comme une sueur gluante.»
La boutique - Barbara Cordier
Une nouvelle un peu différente des autres et qui laisse une impression dérangeante une fois la lecture achevée. Barbara Cordier revisite plusieurs tropes de l’horreur, par exemple sa version des zombies, une fête foraine aux étranges effets et même des sacrifices pour du pouvoir. L’ensemble fonctionne bien et sonne presque rétro pour mon plus grand plaisir.
Pas de deux avec les ténèbres - Cécile Guillot
L’autrice nous offre une nouvelle à l’ambiance gothique et dramatique très réussie, décrivant la panique incontrôlable avec beaucoup de justesse ainsi que le trauma. Immersif dans la description de peurs communes. Le twist final est plutôt étonnant et m’a peut être un peu trop sorti de la mélancolie du texte mais reste une vraie surprise.
« J’accélère le pas. Cours presque. Danse avec la nuit. Car bientôt il sera là. Aussi présent et menaçant qu’il est invisible. Il me suivra dans le crépuscule, à quelques mètres de distance. Si je m’arrête, s’arrêtera-t-il aussi?»
Tu aimes les enfants - Morgane Stankiewiez
Oh bordel… On m’avait prévenu: attention âmes sensibles s’abstenir. Mais je n’étais pas prête. L’autrice plonge dans l’horreur véritable, réelle, palpable, insoutenable. Elle nous conforte à la monstruosité bien humaine. Elle nous impose une position atroce. Absolument brillant mais terriblement dérangeant. Je ne risque pas de l’oublier avant longtemps. Une claque!
La célébration de la mer - Estelle Faye
Excellente conclusion du recueil avec une nouvelle à l’ambiance finement travaillée comme le fait si bien Estelle Faye. Une nouvelle où, encore une fois, l’horreur est bien réelle et où les mythes et légendes peuvent servir d’exutoire. Âpre et obsédante, c’est une nouvelle très réussie. Ambiance maritime à part, la nouvelle fait pas mal écho à celle d’Aurélie Wellenstein sans qu’elles ne se soient concertées, offrant toutes deux des fins plutôt plaisantes.
« Tu aimes les enfants, mais pas comme tu le devrais, et tu le sais très bien.»
En bref, Nous parlons depuis les ténèbres est issu d’une idée absolument géniale: redonner une place à l’horreur et aux autrices qui en écrivent. Avec des textes dans des styles et des genres différents, c’est tout un panel de plumes et d’interprétation de l’horreur qui nous est proposé. Si certains textes m’ont paru un peu timides, d’autres m’ont vraiment conquise et j’ai désormais soif de plus de lectures dans le genre.
« Avec des textes d’Aurélie Wellenstein, Morgane Caussarieu, Micky Papoz, Lizzie Felton, Louise Le Bars, Floriane Soulas, Barbara Cordier, Cécile Guillot, Morgane Stankiewiez, Estelle Faye, ce recueil composé de dix nouvelles inédites aborde plusieurs facettes du genre depuis le body horror jusqu’au gothique maritime, en passant par le fantastique amer et l’angoisse contemporaine, le gore ou encore la réécriture horrifique de contes.»
(Illustration de couverture : © Anouck Faure)
[Diversité : pp lesbienne, ps lesbienne dans les nouvelles de Floriane Soulas et Cécile Guillot]
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[Lecture n°36 (39/84 points avec les bonus pour l'échelon 5 Fusion dans l’utopique) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 11 de Ma lecturothèque]
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