Bonheur™ (Trademark, #1)
Dans les pré-sélectionnés du #PLIB2019 il y a le roman d’anticipation Bonheur™ de Jean Baret, premier volume d’une « trilogie » qui ne se suit pas, publié récemment aux éditions Le Bélial’ et accompagné d’une postface signée par le philosophe Dany-Robert Dufour. Un roman qui m’attirait, autant qu’il me faisait peur pour son propos, son nom de Trademark et son style. Mais comme la maison d’édition l’a très généreusement proposé en format numérique aux membres du jury (merci beaucoup !), j’ai décidé d’oublier mes réticences et de voir ce qu’il avait dans le ventre. Et le voyage émotionnel n’a pas été sans turbulences…
[NB : Mes excuses pour cette critique hyper longue… mais ce roman je pourrai en parler pendant des semaines, donc c’est le plus concis que j’ai pu faire croyez-moi ^^]
"Avez-vous consommé aujourd'hui? Consommer est un devoir civique. Ne pas consommer est passible d'une amende- Art. L.643-2 du Code de la consommation."
Jean Baret signe ici une dystopie effarante de réalisme qui, sous couvert d’anticipation, généralise les travers existants de notre société actuelle pour mieux nous les faire voir, pour nous alarmer, pour nous réveiller. Dany-Robert Dufour dit de Bonheur™ qu’il s’agit de la dystopie que notre siècle attendait, une dystopie qu’il place au même niveau que Le meilleur des mondes d’Huxley. Et je suis entièrement d’accord avec lui ! La critique du consumérisme est puissante à travers cette société où tout peut se monnayer, y compris les conflits et massacres, où tout peut s’acheter, même l’amour et l’immortalité, où chacun peut modeler le réel pour accéder au bonheur illusoire et où consommer devient un devoir de bon citoyen. Les personnages perdent même leur identité, au sens propre puisque leur nom devient celui de leur sponsor, comme au figuré. Chacun s’isole de plus en plus dans sa quête du bonheur, et se perd dans les affres d’un désir jamais assouvi.
Quelle liberté alors y-a-t-il à être obligé de consommer ? Quelle superpuissance le « pouvoir d’achat » offre-t-il ? Le bonheur en dépit de la destruction du monde et de l’humanité est-il un but à atteindre ? La dénonciation de Jean Baret est féroce et terriblement marquante parce que chaque élément, aussi choquant soit-il, existe finalement déjà. Nous sommes les esclaves du Divin marché, nous nous croyons libres, et nous oublions l'essentiel. Bouleversant de justesse, terrible dans son propos, déroutant par son style, c'est un roman clivant qui ne pourra pas plaire à tous. D’autant que Jean Baret ne va pas quatre chemins. Il nous confronte violemment à nos erreurs, nous jette au visage nos faiblesses et forcément, ça, c’est particulièrement difficile à accepter, nécessaire mais difficile. J’ai parfois eu les larmes aux yeux tant les propos éveillaient en moi des choses oubliés. Cette lecture blesse, mais elle nous fait aussi grandir.
"Nous approchons irrépressiblement du moment où le dernier arbre sera abattu, la dernière ville étouffant sous l'air-pocalypse, la dernière rivière empoisonnée, le dernier océan irradié, le dernier golfe pollué et le dernier poisson mort. Vous, vous tous, vous qui suivez aveuglément un principe d'avidité, vous découvrirez que vous ne vous nourrissez pas d'argent, ni d'or, ni de crédits. Mais il sera trop tard."
Mais attention, Bonheur™ est aussi un roman étouffant, répétitif dans les faits et dans le style, accumulant des énumérations et des phrases identiques répétées de chapitres en chapitres comme un mantra, accumulant des noms de marques et des slogans comme on entasse des ordures. C’est parfois imbuvable à lire, parfois très choquant, parfois très lent, parfois absurde. Certains abandonneront la lecture de rage, de désarroi ou de dégoût. Mais alors, pourquoi est-ce que j’ai adoré ? Parce que tout ceci relève pour moi du génie pur. Car ce que nous propose Jean Baret est une expérience de lecture unique (je vous invite vivement à lire les premières pages dispos sur le site de l'éditeur pour vous y confronter). Les énumérations et les slogans répétés nous étouffent comme ils étouffent les citoyens de ce monde. Ils sont noyés sous une masse d’informations continues et d’hologrammes qui les empêchent de réfléchir. Alors oui, à la lecture c’est déroutant mais c’est aussi génial. Parce que l'effet de répétition souligne la perte d'humanité, l'absence de spontanéité, de vie, dans ces existences isolées qui courent vers le "toujours plus" sans jamais l'atteindre. Elles donnent aussi un effet envoûtant, comme des airs répétitifs qui nous font entrer dans une sorte de transe. Et elles matraquent notre cerveau par des slogans et des marques qui s'imposent à notre esprit. Vous vous réveillerez alors en pensant "Avez-vous consommé aujourd'hui?" et votre existence en sera perturbée, croyez-moi. Les mails de publicités, les tonnes de prospectus, les pubs imposées, tout ceci vous dégoûtera profondément parce que, d'un coup, vous remarquerez leur omniprésence.
"Sa vie sociale va s'enrichir, elle va même, pour ainsi dire, se poursuivre sans lui, il pourrait bien ne jamais revoir personne sans que cela n'ait de conséquences pour les gens qui l'aiment. Alors, pourquoi pleurer?"
Alors oui, certes, certains passages m'ont peut-être semblé moins utiles que d'autres, allant trop dans l’excès, certains moments ont été plus difficiles à lire, trop violents, trop gênants. Mais au final, même complètement imparfait, ce livre est un coup de coeur parce qu'il nous donne une sacré leçon et nous rapelle que la science-fiction a cette puissance de dénonciation et qu'elle est essentielle. C’est un de ces romans qui, à la lecture, nous envoûte autant qu’il nous repousse, mais qui indéniablement nous marque à vie. Je faisais peut-être partie des Sleepers moi aussi, et Jean Baret m’a réveillé, il m’a ouvert les yeux sur ce que je savais déjà mais que je voyais plus. Je me suis même mise à lire de la philosophie (ce qui pour quelqu’un qui aurait bien traité les philosophes de cabrones comme Walmart est un comble).
En bref, Bonheur™ est un roman nécessairement clivant, avec lequel tout le monde ne pourra pas avoir d’atomes crochus mais qui dénonce avec une puissance rare le consumérisme et la perte d’humanité de nos sociétés. Il constitue, à mon sens, une dystopie essentielle qui marquera ma vie de lectrice mais aussi mon existence de tous les jours. Et vous, avez-vous consommé aujourd’hui ?
« Demain. Quelque part dans la jungle urbaine…
Il ouvre les yeux. Se lève. Y a du boulot…
« Avez-vous consommé ? » Il contemple l’hologramme aux lettres criardes qui clignotent dans la cuisine sans parvenir à formuler la moindre pensée.
« Souhaites-tu du sexe oral ? »
La question de sa femme l’arrache à sa contemplation. Il réfléchit quelques secondes avant de refuser la proposition : il a déjà beaucoup joui cette semaine et il n’a plus très envie. Sans oublier que le temps presse.
Sa femme lui demande de penser à lui racheter une batterie nucléaire. Une Duracell. Il hoche la tête tout en avalant son bol de céréales Weetabix sur la table Microsoft translucide qui diffuse une publicité vantant les mérites d’une boisson caféinée Gatorade propice à l’efficacité. Il se lève, attrape sa femme, lui suce la langue pendant de longues secondes, puis enfile sa veste Toshiba – son sponsor de vie – et se dirige vers la porte. Dans le ciel encombré, sur les façades des tours, sur le bitume, ou simplement à hauteur d’homme, des milliers d’hologrammes se déplacent lentement au gré de courants invisibles au cœur des monades grouillantes.
Il est flic. Section des « Crimes à la consommation », sous-section « Idées ». Veiller à la bonne marche du monde, telle est sa mission. Autant dire que la journée promet d’être longue... »
(Couverture: ©Aurélien Police)
#ISBN:9782843449390 #ISBN9782843449390
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