Par-délà l'horizon
En 2021, les éditions ActuSF ont publié une anthologie de science-fiction francophone regroupant 19 autrices et auteurs rassemblés par Sébastien Guillot et accompagnés d’une postface d'Ariel Kyrou. L’objectif : faire un point sur ce qu’est la SF francophone. J’ai eu la chance de remporter ce recueil, intitulé Par-delà l’horizon, au concours des Pipelettes en parlent. Et voici ce que j’en ai pensé…
" Sur l'île, on croit sa maison hantée. On ne revient jamais indemne d'E'gnach, c'est bien connu. Quelque chose de soi y demeure à jamais, imprimé dans la fabrique de l'espace. Et persiste à descendre, descendre." - På Ön, luvan
Un recueil entre déceptions et sublime
L’ambition était grande : faire un point sur la SF francophone. Le recueil regroupe alors de nombreuses autrices et nombreux auteurs, des têtes d’affiche classiques comme Pierre Bordage, Christian Léourier ou Romain Lucazeau aux plus jeunes plumes comme Lauriane Dufant, Floriane Soulas ou encore Audrey Pleynet. Une parité est également joliment respectée (c’est important de la souligner) et la diversité des sous-genres de la SF est elle aussi présente même si on ne trouve pas vraiment de hard-SF ou d’uchronie par exemple dans cet ensemble. On est d’ailleurs aussi trop souvent dans un registre dystopique déprimant, mais cela va aussi avec le contexte actuel. Cette diversité, intéressante, pêche un peu sur l’équilibre dans la qualité des différents textes. Si je dois retenir une chose de ce recueil, c’est que les auteurices ayant le plus d’expériences ne sont pas forcément celles et ceux qui m’ont le plus enchanté. J’ai trouvé la jeune SF francophone plus courageuse, plus originale, plus imaginative et, souvent, plus belle. La tendance n’est cependant pas à généraliser, vous le verrez dans mes avis en bref, mais il est assez présent pour le remarquer. Si certaines nouvelles m’ont laissé complètement de marbre, voire dubitative, d’autres sont absolument fabuleuses. J’ai été soufflée notamment par les plumes de luvan et Léo Henry, qui ont de la poésie dans le cœur. J’ai été transportée par Audrey Pleynet, que je veux lire en roman dès que possible. J’ai été bluffée par Floriane Soulas qui surprend, toujours. J’ai frémi avec Stéphane Beauverger et sa dystopie terrifiante. J’ai été émue par Silène Edgar et Jean-Laurent del Socorro aussi… Et rien que pour ces moments, j’en oublie les nouvelles qui m’ont déplu et je vous conseille ce recueil. Mais il ne constitue pas vraiment un aperçu de ce qu’est la SF francophone qui, ici, n’est pas toujours au meilleur de sa forme.
" Dans mes rêves, le temps n'a plus cours, rien n'y est hors de portée, personne n'est jamais mort, n'a disparu ni été pour toujours englouti. Mes rêves et mes souvenirs sont tout ce qui demeure d'un monde d'avant la lumière. Ce sont les dernières traces indicibles d'un temps sans mots." - J'ai senti venir l'avalanche dès les premiers flocons, Léo Henry
Les 19 nouvelles du recueil
La parfaite équation du bonheur d’Émilie Querbalec:
Le recueil débute sur une nouvelle d’anticipation à propos des applications qui gèrent progressivement nos vies. L’autrice imagine une appli de rencontre et de relations qui guide deux personnes compatibles. Un texte plutôt intéressant, touchant et bien écrit. J’aurai cependant aimé que ce soit un peu plus creusé sur l’aspect ingérance.
Deimocratos de Stéphane Beauverger:
J’ai adoré cette histoire terriblement inquiétante! L’auteur crée un réel sentiment de malaise et de peur avec cette nouvelle où la terreur est autant une arme qui enferme les gens qu’un élément à proscrire. Très très bon texte à l’ambiance maîtrisée qui évoque les mythes slaves et dresse une anticipation terrible. Du grand art.
På Ön de luvan:
C’est ici une très courte nouvelle au style très poétique qui reste volontairement énigmatique mais laisse filtrer beaucoup d'informations sur son univers entre les lignes. Une histoire de retour sur Terre, du mal d’un ailleurs, du rejet des autres. Et aussi de création. C’est très beau et différent de ce que j'ai l'habitude de lire. Une belle découverte de la plume de luvan.
Le pack de L.L. Kloetzer:
Les auteurices nous proposent une nouvelle intéressante qui peut avoir deux interprétations. L’histoire nous parle en effet d’une catastrophe sur une autre planète ou de l’imagination fertile née d’une vision enfantine de jeu et d’aventures. Un entre-deux désarmant qui ne trouve jamais vraiment de conclusion définitive. Déstabilisant mais intéressant.
Espoir de Silène Edgar:
L’autrice nous propose une nouvelle très plaisante sur un projet de création d’un nouvel Éden, puis, d’un renouveau de l’humanité. Un texte qui tente de maintenir une once d’espoir dans un récit pourtant bien sombre qui rappelle les failles de l’être humain. Un texte très joliment écrit.
Et le verbe se fit cher de Pierre Bordage:
Je suis assez perplexe avec ce texte. On sent un côté très désabusé sur la condition des auteurs/autrices et sur la création littéraire elle-même dans cette dystopie effrayante qui taxe l’utilisation des mots. L’idée est puissante mais le résultat reste malaisant parce que la nouvelle tape sur un monde qui change et qui semble déranger l’auteur…
Carne de Lauriane Dufant:
Très étrange nouvelle dont je n’ai probablement pas tout saisi… C’est un texte opaque et très organique que nous offre l’autrice. Elle imagine des êtres devenus corps de cultures après la disparition de l’humanité. C’est une nouvelle atypique et un brin dérangeante qui reste en tête mais maintient le flou sur ce qui s’y déroule.
Le juge, le bot et l’écureuil de Christian Léourier:
Comme à son habitude, l’auteur nous offre un texte de qualité qui propose une belle réflexion autour d’une enquête mettant en cause un bot. Très bonne nouvelle qu´on se laisse conter avec plaisir grâce à la plume efficace de Christian Léourier. Avec ses réflexions sur la nature humaine et sur l’évolution d’une société, c’est une nouvelle vraiment intéressante aux allures de fable.
Projet Cérébrus de Floriane Soulas:
C’est une excellente nouvelle qui est très surprenante sur son final. Floriane Soulas nous offre un court texte vraiment intéressant qui renverse les paradigmes habituels. Troisième texte de SF que je lis en 1 mois et qui l'installe définitivement dans les autrices à suivre dans le genre. J’ai beaucoup aimé l’idée originale qu’elle propose et qui nous invite à relire la nouvelle avec un autre regard.
Variation sur un poème de Borges de Romain Lucazeau:
Très court texte à la plume riche et poétique pour une partie d’échecs dérivant en interrogations métaphysique… rien que ça! Un exercice de style pas inintéressant mais trop ampoulé à mon goût où on a le sentiment que l’auteur s’écoute écrire. Les textes de Romain Lucazeau ne sont définitivement pas faits pour moi.
La solitude des fantômes d’Audrey Pleynet:
J’ai adoré cette nouvelle dystopique! L’univers proposé est terrifiant et souligne l’abrutissement des masses dans les réseaux numériques, les faisant ici paraître tels des Zombies dans le réZeau de manière très parlante. C’est bien mené, palpitant et on imagine clairement l’univers prolongé en une version plus longue. En tout cas, j’adorerai ça!
L’heure où s’écrasent les zabèy de Michael Roch:
C’est une nouvelle afrofuturiste surprenante et poétique mais dont l’intrigue reste assez énigmatique. Je ne suis pas certaine d’avoir tout saisi mais c’est un texte original que j’ai eu plaisir à découvrir. J’aime toujours autant la plume de Michael Roch qui nous emmène vers de nouvelles façons de percevoir le monde.
In der höhle de luvan:
C’est une courte nouvelle en écho avec la seconde de l’autrice dans le recueil. Très beau texte encore une fois, avec une plume subtile et magnifique. J’ai beaucoup aimé de nouveau point de vue sur son premier texte. Il faut décidément que je me penche sur les écrits de luvan.
J’ai senti venir l’avalanche dès les premiers flocons de Léo Henry:
Coup de cœur! Cette nouvelle post-apo est un havre de poésie, un récit au temps suspendu dans le silence bruyant d’un monde enneigé où chaque pas sur la neige se fait mélodie. La plume de l’auteur est envoûtante et nappe un univers désolé et abandonné avec un voile de rêve. Magnifique! — Bonus Hiver
Cantique pour la liberté de Ketty Steward:
L’autrice nous offre une nouvelle passablement déprimante mais bien écrite en proposant une anticipation sur deux temporalités sur le monde du travail et le fonctionnement de nos sociétés. C’est déprimant parce que juste sur la question de l’utilité et de la rentabilité de l’être humain au détriment son humanité. Joli texte.
Ne vous inquiétez pas, on va s’y mettre de Jean-Laurent del Socorro:
Avec ce récit de premier contact, l’auteur nous parle de l’humanité, de sa diversité et surtout de sa profonde connerie. C’est mignon et touchant mais pas aussi transcendant que ses romans. On sent en tout cas le regard de l’adulte, du parent, sur un monde qui a grand besoin de changer.
Chéloïdes de Jeanne-A Debats:
J’ai trouvé ce texte touchant. Pas forcément le plus marquant parmi le recueil mais sincèrement touchant. L’histoire est à la frontière de l’imaginaire et nous parle aussi de PTSD et du pouvoir des mots pour nous aider à s’émanciper. Le final est peut être un peu brutal mais j’ai été accroché à ce texte avec force.
Golden age blues de Frédéric Saccaud:
Pas du tout convaincue par ce texte. Je le suis profondément ennuyée à la lecture et je n’ai pas bien saisi ce que l’auteur voulait nous transmettre ni où il voulait en venir. C’était plat. Même sur l’aspect imaginaire, on reste très léger et le si peu manque de crédibilité.
Ce qui se tapit dans la tour de Chris Vuklisevic:
Le recueil s’achève sur une nouvelle terriblement pessimiste (réaliste?) sur la nature humaine et sa capacité à détruire son environnement. C’est déprimant mais bien mené ! J’ai apprécié le cheminent d’Hannah et l’interrogation sous-jacente sur ce qui fait de nous des êtres humains. Jolie plume !
" Vous trouverez une place dans leurs absences, vous glisserez sous leur nez, autour d'eux; ils ne vous verront pas. Vous deviendrez invisibles à leurs yeux. Comme vous l'êtes déjà. Comme des fantômes." - La solitude des fantômes, Audrey Pleynet
En bref, Par-delà l’horizon est un recueil intéressant pour les nombreuses plumes qui y sont regroupées et pour la découverte de jeunes autrices et auteurs au talent indéniable. On peut regretter un manque d’équilibre quant à la qualité des textes, avec certaines nouvelles franchement peu intéressantes chez les plumes ayant le plus d’expérience. Mais certains textes méritent vraiment la lecture.
« Rassemblant dix-neuf auteurs et autrices, Par-delà l’horizon est une anthologie ambitionnant de faire un point d’étape sur la SF hexagonale contemporaine. Le futur, lointain ou très proche, les réseaux, l’hyper connexion, la technologie, les désastres écologiques, politiques, sociétaux... et surtout l’humain, sont au cœur de leurs histoires, de leurs fables en permanence reliées à notre monde. Dix-neuf textes de science-fiction pour parler d’avenirs mais surtout de notre présent. »
(Illustration de couverture: © Zariel)
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- Lectures 16 à 35 pour le Challenge Winter short stories of SFFF de Célinedanaë avec bonus « Lire un texte qui (vous) fait peur. » avec Deimocratos & bonus « Lire un texte se déroulant en hiver » avec J’ai senti venir l’avalanche dès les premiers flocons -
[Lecture n°3/108 (pour l'échelon 5 Synchronisation avec la page) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 10 de Ma lecturothèque]
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