Interview avec Alessandro Barbucci

Alessandro Barbucci est un auteur et dessinateur très connu du monde de la BD qui a contribué notamment à la création de W.I.T.C.H, de Monster Allergy, de Sky Doll, lauréate du prix Albert Uderzo ou encore, plus récemment d’Ekhö Monde miroir. Le 27 mars prochain (edit: reporté à une date ultérieure), il publiera avec Giovanni Di Gregorio le premier tome de la série BD jeunesse Les Soeurs Grémillet chez Dupuis. C’est à cette occasion que j’ai eu la chance de le rencontrer lors de la Foire du livre de Bruxelles 2020 pour une petite interview.

> Ma critique du premier tome des Soeurs Grémillet <

 

En quelques mots, pour ceux qui vous découvrent, qui est Alessandro Barbucci?

Je suis d’origine italienne et depuis toute ma vie j’aime créer des personnages et raconter leur histoire. C’était d’abord mes copains imaginaires et 18 ans après c’est devenu un travail. Mon rêve était de rentrer chez Walt Disney Cie ce que j’ai commencé à faire à 18 ans. J’étais un peu précoce. J’ai collaboré 10 ans avec Disney. Entre temps, j’ai fait 1000 choses: de l’architecture, de la publicité, de l’animation, etc. Puis est arrivé l’évènement W.I.T.C.H.. On a créé ce projet avec Barbara Canepa et surtout Elisabetta Gnone qui a eu l’idée de faire un nouveau truc qui s’adresse à des adolescentes réelles et qui ne soit pas lié aux images de petites filles princesses stéréotypées. A l’époque, il n’y avait rien de tout ça! Ce qu’on a fait avec Barbara c’est qu’on a commencé à le faire dans un style manga, ce qui était très mal vu à l’époque en Europe. On s’est dit qu’on allait faire un truc jamais vu: un « Euro-manga Disney pour filles ». Et ça a été une aventure incroyable. C’était la guerre avec Disney tout le long. Ils n’en voulaient pas au point que le directeur de Disney Italie préférait quitter son poste plutôt que de publier ça. Tout a été débloqué par un budget d’un manager américain qui y a cru au final. A partir de là W.I.T.C.H. a explosé au-delà de toutes prévisions. On a été publié dans plus de 120 pays et W.I.T.C.H. mag était même le 4ème magasine le plus vendu au monde. C’était un truc hallucinant.

Mais ça avait été tellement conflictuel avec Disney que j’ai voulu partir après le lancement ainsi que Barbara. On voulait plus de liberté, plus de confiance de la part d’un éditeur et on a donc essayé la voie franco-belge avec Sky doll. C’était la première BD où on s’exprimait tous les deux vraiment sur des sujets personnels tels que la religion, la quête de soi, dans un proto-féminisme ancré science-fiction avec un mélange des styles. Tout s’est bien passé, on a bien aimé l’expérience que ce soit le rapport avec les éditeurs français ou avec le public et on a donc poursuivit dans cette voie. Du coup j’ai quitté l’Italie pour la France et maintenant je suis en Espagne mais je continue de collaborer avec les éditeurs franco-belges. Les séries se multiplient et tout va bien, je suis content. Les Soeurs Grémillet ferme un peu le cercle car c’est un peu comme retourner à W.I.T.C.H. en version contemporaine mais de la façon dont j’aurai voulu le faire à l’époque, avec un éditeur qui te fait confiance et te donne de vrais suggestions, avec un style artistique soigné, personnel et des sujets importants. La grosse différence c’est que maintenant j’ai une fille de 11 ans. Je voulais vraiment faire quelque chose pour elle, qui soit nouveau, qui soit fait pour elle et ses copines. Voilà comment j’en suis arrivé là.

Vous avez eu un parcours assez riche, si vous ne deviez retenir qu’un élément de ce parcours, quelque chose qui sort du lot, ce serait lequel?

Je le cherche toujours! A la différence de plein de collègues, je me rends compte que je n’ai pas un style unique, je passe de la jeunesse à l’adulte limite érotique, du masculin au féminin. Quand je vois mes collègues qui ont parcours plus droit, qui ont l’air de savoir ce qu’ils font, j’ai l’impression que je ne sais jamais ce que je fais, ni pourquoi. Peut-être que le fil de rouge de tout ça c’est que j’ai un besoin de m’exprimer à travers les personnages. Ma passion ce n’est pas la BD, c’est vraiment les personnages, de m’exprimer à travers eux. Ça pourrait être en animation, dans le cinéma, dans des romans… peut-être un jour. J’ai vraiment ce besoin d’expression, d’exprimer différents côtés de moi dans mes personnages. Avec Les Soeurs Grémillet, j’exprime l’attachement à ma fille, ce que j’observe, les avis qu’elle a, mais aussi un attachement à ma grand-mère puisqu’il y a une partie autobiographique. C’est vraiment la seule chose, ce besoin de m’exprimer, qui restera. Je continuerai à changer de direction et de style toute ma vie. La BD est un moyen sûr pour le moment de le faire. J’ai essayé l’audiovisuel, le cinéma, etc. mais la BD est ce qui reste le plus facile à gérer pour moi en tant qu’artiste. Mais peut-être qu’un jour j’aurai envie de faire quelque chose d’autre.

 

Votre style de dessin, bien qu’ayant toujours des points communs, évolue assez fortement selon le public auquel vous vous adressez ou en fonction des collaborations comme vous le souleviez. Y-a-t-il un style que vous aimez plus travailler que les autres ou est-ce cette diversité qui vous enthousiasme?

C’est la diversité. Quand je croie m’amuser dans un style, je n’en peux plus au bout de quelques mois. J’étais un peu épuisé avec Ekhö au bout de 9 albums, du coup faire Les soeurs Grémillet c’était une bouffée d’air et je me disais que je devrai faire ça toute ma vie. Et à la fin de l’album des Soeurs Grémillet, j’avais envie de retourner faire du Ekhö. En fait, tout m’amuse et j’ai vraiment la nécessité de passer d’un projet à l’autre ce que je conseille à tout le monde pour ne pas se limiter.

Vous avez fait de nombreuses collaborations, notamment avec Barbara Canepa qui vous ont toutes apportées un grand succès! Mais avec qui rêveriez-vous de travailler? Votre rêve ultime de collaboration?

Madonna! 

Pourquoi pas!

On avait essayé en plus de créer un projet de BD sur Madonna dans l’espace quand son mari était devenu éditeur de comics. Mais après ils ont divorcé donc on a perdu l’occasion. 

Non, en fait je ne sais pas. Il y a plein d’écrivains talentueux mais comme j’écris moi aussi, j’ai du mal à envisager de faire d’autre projets, comme Ekhö, où je suis juste dessinateur. Il y a des écrivains que j’adore en Italie avec qui je n’ai jamais eu l’occasion de collaborer mais j’ai aussi un peu peur de casser le rêve. Il y a plein d’artistes qu’on adore mais quand on les connaît… Du coup, je ne cours pas derrière ceux que j’admire de peur de décevoir mes attentes. Madonna aussi, je préfère la regarder de loin je pense.

 

Vous publiez fin mars chez Dupuis le premier tome d’une série jeunesse, Les Soeurs Grémillet, que vous co-écrivez avec Giovanni Di Grégorio et illustrez. Comment présenteriez-vous cette série?

C’est une série jeunesse qui parle de secret de famille avec un zeste de paranormal. Ce sont 3 soeurs qui mènent une enquête sur un mystère autour de la jeunesse de leur maman, guidées par de mystérieux rêves. 

Combien de tomes sont prévus?

Ce sera une trilogie normalement. Un tome par soeur. 

Comment l’idée de cette série est-elle née? Qui en est à l’origine?

Quand j’ai décidé de retourner faire un projet jeunesse féminin, j’avais plusieurs synopsis dans mon ordinateur dont trois en particulier que je voulais développer. Il y en a un que j’ai écris seul et qui est dans un dossier et que je ferai un jour. J’ai proposé le deuxième à un ami scénariste, parce que je trouve que ça avance plus vite quand on est deux à écrire le scénario et que je voulais une collaboration. Mon ami a commencé mais il a manqué de temps donc on a abandonné. Entre temps, j’avais cette troisième idée et j’en ai parlé à Giovanni qui est un copain de Barcelone avec qui j’ai déjà collaboré sur Monster Allergy. Il a une grande expérience, il a fait beaucoup de choses, mais surtout, quand on se retrouve à Barcelone pour déjeuner ensemble, on se raconte souvent des histoires de famille. Il a une grande famille sicilienne avec des histoires farfelues incroyables et moi j’ai des histoires dramatiques des périodes de guerre et d’après-guerre. On se raconte souvent des anecdotes, des secrets de nos grands-mères, etc. Du coup, je lui ai dit un jour que j’avais un projet qui parle de 3 filles autour d’un secret de famille et je lui ai proposé qu’on travaille ensemble sur ça. A la base c’étaient 3 amies avec des pouvoirs magiques, plus proches de l’univers de W.I.T.C.H.. Et puis en discutant, Giovanni ayant 3 soeurs, elles sont devenues les soeurs Grémillet. L’histoire s’est tellement développée ensuite qu’on avait finalement plus besoin de la magie qui a été limitée au minimum et on a laissé parlé cette intrigue familiale qui nous passionne tous les deux. 

 

Comment s’est déroulé la collaboration avec Giovanni Di Gregorio? Le scénario a été fait d’abord ou les visuels ont fait en parallèle?

Il y avait déjà des visuels dans mon pitch initial, des personnages qui étaient déjà quasiment là comme la petite Lucille et sa soeur Cassiopée. J’avais plus de mal à trouver Sarah que j’avais d’abord envisager plus dans la fin de l’adolescence, vers les 18 ans, mais ça ne collait pas avec les autres. Au début, je voulais vraiment m’éloigner du style de W.I.T.C.H., j’ai fait des tas d’essais et de recherches, et je suis retourné de moi-même à ce premier style. Au final je me suis dit qu’il faut être sincère, qu’il faut dessiner comme on le sent. L’histoire qui était au départ légère a pris finalement de l’épaisseur et m’a fait retravailler les expressions des yeux, des gestes, comme j’avais pu déjà l’expérimenter sur W.I.T.C.H. mais avec un côté artistique un peu plus poussé avec l’aquarelle. 

 

Quelles sont vos sources d’inspiration en général mais surtout pour cette série? J’ai notamment remarqué un style un peu « manga » dans les visages des personnages de vos différentes séries jeunesse et Sarah semble aimer la culture japonaise si j’en crois les éléments de Ghibli, Pokémon ou encore Sailor Moon présents dans sa chambre.

J’aime beaucoup la narration à la japonaise et il y a eu une période où je ne lisais que des mangas. Et donc, quand je m’adresse au public adolescent, adopter une narration à la japonaise me vient naturellement. Quand je construisais les personnages de cette série, j’avais envie que Sarah soit dessinatrice manga. C’est sa grande passion les mangas, et pas forcément uniquement les shojos mais tous les styles de mangas y compris plus masculins. J’ai dans l’idée que quand on parle à un public adolescent, les japonais ont un talent exceptionnel pour repérer les petits détails qui font la vie quotidienne des ados. Ils ne sont pas tous super cool sur des skates à moteur comme on les imagine en Europe. Je vois ma fille, autant elle est rigolote avec les copines, autant elle est sombre et concentrée sur elle-même dans ses moments de solitude où elle se questionne. L’adolescence n’a jamais été cool à 100% pour tout le monde. Les japonais sont super lucides sur ça et te raconte l’horreur que c’était d’être ado par moments. C’est vraiment une référence fantastique pour communiquer à cette génération. 

 

Vous avez déjà rencontré de grands succès à l’international, des adaptations en dessin animé de vos créations, en comédie musicale, etc. Que peut-on vous souhaiter pour cette nouvelle série? 

Faire une série sur Netflix haha. 

Non, plus sérieusement, jeune je rêvais d’Hollywood et compagnie. Mais quelques expériences m’ont calmé énormément. Je suis complètement satisfait de faire la BD, c’est un média que j’ai choisi et pour lequel on arrive à garder un contrôle presque total sur le produit final ce qui est la chose la plus importante. Voir des personnages dénaturés au cinéma ce n’est pas mon but, sinon je travaillerai dans le cinéma pour voir mes personnages dans ce média. Après c’est certain qu’une belle série, bien réalisée, avec un réalisateur qui sublime et apporte de l’émotion, ça ne peut que rendre content. Mais j’ai vu assez d’adaptations audiovisuelles pour comprendre que les adaptations sont souvent très brutales orientées par l’argent avec des produits dérivés qui visent plus le marketing que l’art. Du coup, je suis très satisfait comme ça et je n’en demande pas plus. Mon but c’est vraiment que la cible, le jeune public, filles et garçons, apprécient, se l’approprient, se l’amènent à l’école, en parlent. 

 

Avez-vous un coup de coeur récent en BD, romans ou films/séries que vous souhaitez partager avec nous?

Il y a une série que j’aime beaucoup et qui m’a beaucoup fait réfléchir sur Netflix, ça s’appelle Poupées russes. Elle m’a intéressé à un niveau professionnel en tant qu’écrivain dans le sens où on a l’impression que la série a été écrite pour un personnage principal masculin et qui au final est une femme. J’ai trouvé très intéressant qu’il n’y ait presque aucun cliché de genre dans cette série. C’est probablement la manière qu’ils ont de travailler chez Netflix, en cassant les codes qu’on trouvent encore très présent dans le cinéma américain. Après, il y a plein d’autres stéréotypes dans la série, mais ça reste intéressant. Netflix est l’avant-garde pour casser les vieux codes et tous les scénaristes sont d’accord.

Sinon, ma fille a adoré Birds or prey. Je l’ai regardé aussi et je me suis bien marré. C’est complètement con mais c’est drôle. Faut pas s’attendre à grand-chose mais graphiquement c’est très soigné et cette nouvelle façon de faire du punk me manquait depuis longtemps.

 

Merci beaucoup Alessandro Barbucci pour cette formidable interview! 

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