Eutopia
En 2022, les éditions Argyll publiaient le roman Eutopia de Camille Leboulanger. Belle brique de presque 700 pages, Eutopia s’inscrit dans le registre du hopepunk en proposant un futur dans une société alternative construite autour d’un salaire universel et de l’absence de propriété. Un peu impressionnée par son format, je l’ai laissé traîner un peu dans ma pile à lire avant d’en avoir besoin au moment des derniers bouleversements politiques. Je m’y suis alors plongée avec une soif d’espoir et voici ce que j’en ai pensé…
« La Déclaration d’Antonia n’est pas magique. Elle nous donne la force, mais surtout la responsabilité de ne pas revivre le Siècle des camps et tout ce qui est arrivé avant. Être responsable c’est une force, c’est vrai, mais cela n’a rien de facile. Il nous faut garder une vigilance constante. Les camps sont rapides à éclore au-dehors, et encore plus à l’intérieur de nous.»
Des réflexions, d’autres possibles & de l’espoir
Je vous demanderai de l’indulgence car c’est une critique complexe à écrire. En effet, Eutopia est un roman dense dont il est difficile de résumer tant les intentions, les idées que les émotions qu’il provoque. C’est un récit d‘exploration des possibles, la plongée dans une société alternative aux fonctionnements radicalement différents des nôtres. L’auteur imagine un monde marqué par un salaire universel, une absence de propriété et un soucis écologique. De ces grands principes découlent de nombreux aspects sociaux, de la conception du « travail » où l’absence d’enjeux financier relance l’idée du communautaire, l’envie et la possibilité de changement, aux relations humaines libérées de normes, plus égalitaires, avec une autre conception de l’éducation des enfants en passant par l’absence de hiérarchie dans un pouvoir réellement démocratique. Tout y passe, y compris des réflexions sur le métier d’auteurice. Plonger dans Eutopia c’est se nourrir d’une quantité folle de propositions et de réflexions, sur d’autres modes de vie, sur d’autres façons d’être ensemble, de faire société et d’être au monde.
« C’est là tout le paradoxe de l’idéologie propriétariste, du moins dans sa variante « capitalisme »: d’une main, elle promet - et promeut! - le bonheur individuel, de l’autre elle le rend absolument impossible tant l’existence est conçue comme une lutte de toutes et tous contre toutes et tous, de chacune contre chacun. »
Camille Leboulanger a eu l’intelligence de proposer cette découverte d’abord à travers les yeux d’un enfant né dans ce monde, pour qui tout est logique et acquis, mais qui se trouve si choqué dans ses découvertes historiques sur notre façon de vivre. L’auteur nous tend ainsi un miroir sur les pires travers de notre présent priopriétariste, capitaliste et inégalitaire dans un contexte où ces défauts ne sont plus la norme. Cela provoque une confrontation brutale qui permet d’interroger pleinement les erreurs de notre monde. L’auteur explore sous de nombreux aspects le fonctionnement de cette autre société jusqu’à ses limites et ses failles, évitant l’écueil d’une utopie parfaite mais peu crédible. Il aborde, entre autres, les questions économiques, sociales, logistiques, écologiques et même encore linguistiques dans un roman complet et cohérent remarquable. On comprend ici l’intensité de la recherche et des réflexions qui ont mené à cet ouvrage, on en saisit toute la richesse et on se nourrit de cet espoir que si l’imagination peut nous amener à créer des mondes aussi complets, ils pourront un jour advenir. Eutopia donne à voir, à penser, à rêver, à créer. C’est une utopie cohérente. Et c’est exactement de ce dont on a besoin par les temps qui courent. Avec ce roman, il nous est permis d’imaginer un monde plus juste, plus égalitaire, plus écologique, libéré du joug capitaliste et du patriarcat. Et ça fait du bien.
« J’étais avec Gob; Gob était avec moi. Nous étions deux, ce soir-là, dans cette chambre: le centre du monde; non, le seul point de l’univers qui existât réellement. »
Amours, liberté & sens de la vie
Eutopia, malgré la richesse de son univers, n’est pas qu’une démonstration théorique de société alternative. C’est aussi et avant tout le récit d’une vie, celle d’Umo, depuis sa tendre enfance à ses dernières années. C’est le récit des passages de l’existence, de l’innocence savoureuse des premiers instants à l’exaltation des débuts de l’autonomie en passant par les doutes et désillusions tout autant que les changements et renaissances qui font une vie humaine. Le roman est aussi une grande histoire d’amour, de celles, intenses, qui blessent autant qu’elles portent et qui jamais ne se tarissent. Une exploration de la pluralité de sens de ce sentiment libéré des carcans de notre présent. C’est le récit de rencontres, d’amitiés, de liens, de déceptions autant que de joies. Bref, Eutopia nous parle de la Vie humaine dans toute sa richesse, dans son épanouissement le plus complet. Le monde dans lequel l’histoire s’inscrit permet ce foisonnement intense de vécu, de sentiments et de réflexions, tant sur l’amour que sur la liberté. L’auteur, là encore, explore avec brio les limites de son monde sur les relations sociales. Il questionne aussi avec justesse cette recherche d’un sens à la vie, quand tout est possible d’être exploré comme on le souhaite, quand on a cette liberté de tenter, d’échouer, d’apprendre, d’abandonner et de tout lâcher ou recommencer.
« Nous travaillons en commun et le commun n’a pas de limite de temps. Il n’a de frontières que celles du monde lui-même.»
Il donne à voir, avec les différentes personnes rencontrées par Umo, différentes façons d’être dans ce monde, avec toujours en trame une humanité sincère et touchante qui nous laisse parfois les larmes aux yeux face à la justesse des sentiments exprimés. Avec la personne de Gob entre autres, Camille Leboulanger propose aussi des personnages qui n’arrivent pas à adhérer à 100 % à cette société, il explore ce mal-être de se sentir différent des autres, en décalage sans donner de leçon ni de jugement. C’est là toute la force de ce roman, ne pas prendre pour acquis le positif, ne pas fermer les yeux sur les failles et les limites. C’est ce qui rend Eutopia si crédible. Alors oui, certes, sur ses plus de 650 pages, le récit souffre parfois de longueurs ou de temps plus lents en fonction de nos intérêts pour certains sujets, évoqués le temps d’une expérience de vie. Mais jamais, pourtant, il ne semble s’essouffler. Il prend son temps, car la société qu’il décrit lui permet de le faire. Et ce n’est finalement pas un mal…
« Il y a des livres que l’on ne veut pas lire parce qu’on sait qu’ils ont une fin. »
En bref, Eutopia est un roman remarquable de richesse. C’est à la fois le récit d’une vie, dans tout le foisonnement des sentiments et expériences humaines, et la proposition d’un futur alternatif dense et cohérent. C’est un récit qui fait naître en nous de multiples réflexions, tant par le miroir tendu sur notre façon de vivre que par les propositions explorées jusqu’à leurs limites. C’est un texte qu’on lit pour avoir espoir, pour imaginer d’autres lendemains et qui restera en tête très longtemps pour sa justesse et sa densité. Eutopia est une œuvre importante que je ne peux que vous inviter à découvrir.
« Selon la Déclaration d’Antonia, il n’y a de propriété que d’usage. Chaque être humain est libre et maître en son travail ; le sol, l’air, l’eau, les animaux et les plantes ne sont pas des ressources. Et le monde est un bon endroit où vivre, si tant est qu’on se donne la possibilité de le construire ensemble.
Umo est né et a grandi à Pelagoya, entre la rivière et les cerisaies. Puis les voyages et la musique ont rythmé ses jours, de son village natal à Opera, en passant par Télégie et Antonia. Voici le récit de sa vie, ses amours, ses expériences, ses doutes, et de toutes les personnes qui ont un jour croisé sa route.
Voici tout le chemin qu’il a parcouru, tout le travail et l’amour qu’il a faits.
Voici Eutopia. »
(Illustration de couverture: © Xavier Colette)
[Diversité: pp pansexuel.le, ps pansexuel.le, pp polyamoureux.se, ps polyamoureux.se]
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