Un papillon sur le bitume

Publié en janvier de cette année chez L’Observatoire, Un papillon sur le bitume est le récit de l’immersion de la romancière et journaliste Sophie Carquain au sein de la Maison de Solenn, antenne psy pour adolescents de l’hôpital Cochin à Paris. Entre récit personnel, immersion psycho-sociologique, Un papillon sur le bitume nous invite à rencontrer une adolescence en souffrance. Voici ce que j’en ai pensé…

Une immersion poétique

En commençant cet essai, ce qui frappe immédiatement c’est le ton et la plume. Sophie Carquain n’est pas sociologue ni psychologue, elle est avant tout romancière et cela se ressent fortement dans l’émotion qu’elle verse dans son livre, dans la poésie qu’elle y diffuse lorsqu’elle dresse le portrait de ces ados, mais aussi dans l’accessibilité de son écriture. Point de détachement objectif froid et distant, Un papillon sur le bitume se fait autant récit intime et personnel qu’observation et immersion. N’y cherchez donc pas un ouvrage pointu de psychopathologie, ni même une véritable enquête de sociologie mais bien une plongée personnelle dans un univers qui semble en marge du monde et du temps. On le lit tout aussi bien qu’on lirait un roman, l’observation s’alternant avec des brides de dialogues et des scènes du quotidien au sein de la Maison de Solenn, de l’entretien psy à l’atelier radio en passant par les discussion entre ados, sur leur vie, leurs problèmes ou le monde qui part en vrille. Si c’est à la fois bénéfique pour la fluidité de la lecture et l’émotion véhiculée, je déplore aussi que ce ton nous donne parfois le sentiment illusoire de voir évoluer des personnages plutôt que des récits de vie bien réels. Il nous faut parfois faire l’effort de se rappeler qu’il s’agit d’une immersion et que les souffrances qu’on nous partage n’ont, elles, rien de romanesque malgré le ton de l’autrice qui dresse les portraits de ces ados comme des héros et héroïnes qu’ielles sont bel et bien. Cette immersion nous permet également de découvrir le fonctionnement de la Maison de Solenn, de l’implication formidable des soignants et animateurs dont l’autrice dresse aussi le portrait, au fonctionnement du lieu entre règles strictes/surveillance pour éviter tout accident et propositions pour l’épanouissement de ces ados. La découverte de ce lieu aux belles intentions et aux magnifiques idées s’accompagne aussi de ses limites, notamment de places face à la demande. L’ouvrage sert ainsi également de plaidoyer à la multiplication de ces lieux d’accueil safe pour aider le plus de jeunes possibles à s’en sortir et à changer le monde.

« Et j’ai compris une chose : ces ados, lâchés par les douces et berçantes certitudes de l’enfance, la chair à vif sans carapace, sont traversés et même percutés par les dysfonctionnements de la société, les incohérences des adultes. Et ils en paient le prix fort. »

La souffrance d’une société chaotique

La lecture de cet essai est assez rude émotionnellement. Parce que les portraits et instants que nous relate Sophie Carquain sont empreints de cette souffrance adolescente cruelle qu’on a toutes et tous plus ou moins expérimentée, que ce soit directement ou indirectement. Parce que ça nous renvoie parfois à des choses non résolues qu’on a glissé sous le tapis. Parce que, peut-être, on fait partie des chanceux et chanceuses qui y ont échappé ou s’en sont sorti et qu’on est touché par ces portraits au bord du gouffre. Sophie Carquain décrit, avec un regard d’adulte, ce qu’elle perçoit de ces souffrances ados, ce qu’elle en comprend, ce qu’elle en interprète. Mais elle leur donne aussi la parole directement, évitant cet écueil de jugement détaché et faussé par l’écart générationnel. On y découvre donc ces portraits qui se confrontent à ces propres préjugés sur la jeunesse et qu'elle apprécie de voir contredits. De leur souffrance, elle perçoit en tout cas l’héritage d’une société où nous, adultes, faisons défaut à ces ados. La question de l’éco-anxiété revient notamment très fortement dans ce qui ajoute à leur angoisse de l’avenir et nos inactions globales ne sont pas pour les rassurer. L’épidémie Covid-19 est évidemment aussi centrale dans ce récit d’immersion dans ce qu’elle a augmenté les psychopathologies des adolescents, non seulement par l’isolement mais surtout par le chaos de la société adulte à cette période. L’autrice donne ici la parole à une génération qui a besoin qu’on change les choses, pour apaiser leurs souffrances mais surtout pour améliorer le monde. Et c’est un message que je trouve particulièrement juste. 

En bref, Un papillon sur le bitume est une immersion touchante qui nous amène la rencontre des soignants de la Maison de Solenn mais surtout des jeunes en souffrance qui y résident. Sous la plume poétique de Sophie Carquain, on partage leur quotidien au sein de ce lieu un peu hors-du-monde. Touchant, difficile aussi, le récit nous invite aussi à agir pour changer les choses et aider cette jeunesse qui s’enfonce dans notre société de plus en plus chaotique. 

« Pendant plusieurs semaines, Sophie Carquain a partagé le quotidien des jeunes patients de la Maison de Solenn, l’unité pour ados de l’hôpital Cochin, à Paris. Dans ce sanctuaire thérapeutique unique, l’autrice a suivi Zoé, Bahia, Pernille, Kloé, des jeunes souffrant d’anorexie sévère, de phobies sociales ou scolaires, d’éco-anxiété ; elle a assisté aux consultations psy individuelles, aux groupes de parole, aux ateliers d’art-thérapie, partagé leur tisane du soir, écouté leurs confidences…

Avec une sensibilité sans fausse pudeur, elle nous livre ces histoires poignantes où se mêlent fragilité, résilience et courage ; des histoires qui sont aussi un révélateur terrible des dysfonctionnements de notre société. Et si ces ados exprimaient dans leur corps l’inquiétude de toute une génération ?»

(Photographie de couverture: © Getty Images / Xijian)

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