Le Regard

Les éditions Le Bélial’ proposent dans leur collection « Une Heure-Lumière » des courts romans ne manquant pas d’intensité. C’est dans cette collection qu’est paru notamment Poumon vert que je vous présentais il y a peu. J’ai eu aujourd’hui la chance de lire la parution de juin intitulée Le Regard. C’est signé Ken Liu, auteur de nombreuses fois récompensé pour ses ouvrages (Nebula, Hugo, Grand prix de l’imaginaire…) et c’est un techno-thriller (entendez par là thriller dont la résolution doit passer par des moyens de haute-technologie).

[Aparté: je remercie vivement les éditions Le Bélial’ et notamment Olivier Girard pour la confiance et pour l’envoi exceptionnel de ce livre. Comme toujours, mon avis n’est pas influencé par le caractère Service Presse.]

Petit par la taille, grand par le contenu

C’est peut-être difficile à croire mais Ken Liu parvient, en moins de 100 pages, à proposer un vrai thriller, avec une vraie enquête, des retournements de situation, une ambiance maîtrisée et des scènes haletantes. Mais en plus de réussir ce coup de génie, il ne le fait pas à moitié puisqu’il installe un univers complet futuriste très proche du notre de façon limpide et compréhensible même par le plus grand néophyte en SF de tous les temps. Et en plus de ça, il n’oublie pas de creuser ses personnages et de leur donner une réelle épaisseur, un passé et une psychologie précise. Je trouve souvent que les citations d’autres auteurs sur les quatrièmes de couvertures sont trop positives pour être honnêtes, mais quand Elizabeth Bear dit «  Ken Liu est un génie », je ne peux qu’approuver. Il est certes complexe d’écrire un gros roman, ou pire, une saga, mais réussir à condenser autant en 93 pages, c’est aussi sacrément difficile. Ken Liu parvient à le faire et ce avec une écriture hautement maîtrisée et très élégante. Moi qui avait déjà L’homme qui mit fin à l’histoire du même auteur, dans la même collection, dans ma wish-list, je pense que je ne vais pas pouvoir me retenir plus longtemps… Le seul problème avec ce format, c’est que comme c’est bon, on en veut plus et on reste un peu frustré de devoir déjà le refermer.

« Il a entrepris d’étudier les hommes, de les observer, de tâcher de comprendre ce qui les motivait. Ce qu’il a appris l’a déçu. Vaniteux, fiers, ignorants, ils laissaient leurs désirs les entraîner et négligeaient les risques pourtant évidents. Ils ne réfléchissaient pas. Ils ne planifiaient rien. Ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils désiraient. Ils laissaient la télévision leur dicter ce qu’ils se devaient de posséder.»

Demain…

L’univers que propose l’auteur est dans un futur très proche du notre. Le seul changement important, que nous constatons avec notre présent, c’est l’utilisation de la technologie pour agrémenter le corps humain de nouvelles capacités. Par exemple, se fixer des pistons pneumatiques dans les jambes. Ken Liu insiste un peu plus sur une autre augmentation que celles purement physiques qu’il appelle le Régulateur. Un Régulateur, comme son nom l’indique, régule vos émotions, vos réactions purement humaines, pour vous permettre de vous concentrer notamment sur des faits précis lors d’une enquête sans que les sentiments vous parasitent. Et forcément, les dérives sont proches. Mettre un Régulateur en marche peut aussi vous empêcher de souffrir… Il pose alors intelligemment la question de la souffrance. Est-elle si inutile que ça? Faut-il préférer annihiler tout sentiment plutôt que d’aller mal psychologiquement? Qu’est-ce qui fait que nous restons humains si tout notre corps et notre esprit est augmenté par la technique? Avoir des émotions, est-ce que ça ne fait que nous affaiblir? Sans que ça soit complexe et avec limpidité et clarté, il propose ainsi une réflexion intense sur l’humanité et les faiblesses de l’homme qui ressent, illustrant à merveille tout ce que j’aime dans la science-fiction. Le format court et l’accessibilité grand public du récit vont certainement permettre à un public néophyte de découvrir le genre en douceur et de ne pas s’y fermer complètement à cause de leurs a-priori. Et rien que pour ça, je trouve que Le Regard est à mettre entre le plus de mains possibles. 

« L’information ne veut pas être libre. Elle a de la valeur. Elle veut gagner de l’argent. Et son existence ne libère personne; la posséder, par contre, peut entraîner l’effet opposé.»

En bref, Le Regard de Ken Liu est un très très bon thriller aux accents SF, complet mais accessible à tous. Une-Heure Lumière propose vraiment des récits de haut-vol dont le format court cache toujours des romans extrêmement puissants. En plus, la qualité éditoriale est impeccable et le prix tout petit, que demander de mieux?

« DEMAIN…

Dans son registre, celui de l’investigation, Ruth Law est la meilleure. D’abord parce qu’elle est une femme, et que dans ce genre de boulot, on se méfie peu des femmes. Parce qu’elle ne lâche rien, non plus, ne laisse aucune place au hasard. Enfin, parce qu’elle est augmentée. De manière extrême et totalement illégale. Et tant pis pour sa santé, dont elle se moque dans les grandes largeurs — condamnée qu’elle est à se faire manipuler par son Régulateur, ce truc en elle qui gère l’ensemble de ses émotions, filtre ce qu’elle éprouve, lui assure des idées claires en toute circonstance. Et surtout lui évite de trop penser. À son ancienne vie… Celle d’avant le drame…

Et quand la mère d’une jeune femme massacrée, énuclée, la contacte afin de relancer une enquête au point mort, Ruth sent confusément que c’est peut-être là l’occasion de tout remettre à plat. Repartir à zéro. Mais il faudra pour cela payer le prix.

Le prix de la vérité libérée de tout filtre, tout artifice. Tout regard… »

(Illustration de couverture : © Aurélien Police)

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