Sorrowland

Après m’être pris deux sacrés claques avec les deux premiers romans de Rivers Solomon, il me tardait de découvrir son troisième titre, Sorrowland, publié aux éditions Aux forges de Vulcain au printemps. Comme j’ai eu la chance de rencontrer l’auteurice aux Imaginales 2022, j’en ai profité pour me prendre un exemplaire dédicacé, me souhaitant un bon coup-de-poing dans l’estomac à la lecture. Beau programme en perspective. Voici ce que j’en ai pensé…

« Les vraies libertés que ce pays protégeait étaient le droit de posséder et le droit de détruire.»

Fuite, transformations, renaissance

Dès les premières lignes, nous voilà plongés au cœur de l’intrigue, en pleine forêt aux côtés de Vern, 15 ans, prête à accoucher seule et poursuivie. Une tension soudaine qui ne nous lâchera pas jusqu’à la fin du roman. Immersion totale au cœur d’une nature à la fois menaçante et pourtant refuge, lieu de fuite et d’épanouissement, lieu de naissances et renaissance pour Vern et ses enfants. C’est un début de roman frappant, peuplé des démons du passé de l’héroïne et de son évolution, entre souvenirs de la secte séparatiste noire où elle a été élevée et survie avec ses jeunes enfants au bord de l’animalité. Très vite, également, l’intrigue est marquée par un rapport au corps très prégnant tout au long d’un roman qui invoque un peu de body horror mais aussi d’intimité et de sexualité. Le thème de la transformation tant psychologique, loin des préceptes de la secte qui ont toujours cloisonné la personnalité de Vern, que physique, avec la maternité mais aussi bien plus (que je ne peux dévoiler sans spoiler) constitue les racines de Sorrowland. C’est un roman qui, par son intensité, contribue aussi à notre propre transformation en marquant de manière forte. On se prend encore une fois de beaux uppercuts avec ce roman qui déstabilise à plusieurs reprises par son intrigue surprenante. Parfois un peu flou dans son développement, partant peut-être dans trop de cheminements de pensées à la fois, Sorrowland n’en est pas moins formidable et impactant.

« Le monde entier, à l’exception du Domaine béni de Caïn, chantait à l’infini l’élégie du Christ et de sa mort, de son sang, de sa souffrance. Pourquoi est-ce que les Blancs disaient toujours aux Noirs que ça suffisait, avec l’esclavage, qui était aboli depuis cent-cinquante ans, alors qu’eux-mêmes ne s’étaient toujours pas remis de la mort de Jésus, qui avait pourtant eu lieu 1830 ans avant l’Émancipation? 

Il était revenu d’entre les morts - et alors? La mauvaise herbe aussi ressuscitait tout le temps. Par nature, Vern se refusait de faire confiance à un homme qui détenait autant de pouvoir: qu’avait-il fait pour l’obtenir?»

De la maternité et de l’oppression

Avec ce roman écrit pendant que l’auteurice attendait un enfant, la question de la maternité, tant du point de vue du corps que de celui de la relation mère-enfant est très centrale. Au travers de l’histoire de Vern, qui a fuit le modèle dans lequel elle fut élevée et qui souhaite proposer une éducation loin de toute pression sociale, l’auteurice interroge ce lien si particulier, teinté à la fois d’amour indéfinissable et de responsabilité. Cette question traverse tout le roman, y compris chez les personnages secondaires, que ce soit la parenté de sang ou celle du lien avec la personne qui vous élève. L’amour aussi y est central, avec le développement de relations intenses entre Vern et toutes les femmes qui traversent son existence, qu’elles soient amies, amantes ou même ennemies. Ce rapport aux autres est cependant toujours teinté de cette éducation sectaire, bloquant et en même temps intensifiant l’émancipation de Vern qui doit apprendre à s’aimer et s’autoriser à aimer sans crainte et sans honte. Elle doit aussi simplement s’autoriser à vivre malgré les oppressions constantes. L’auteurice évoque en effet l’oppression des noirs américains à travers l’histoire de leurs luttes, à l’origine de la secte de Caïn, mais aussi l’annexion de terres aux peuples autochtones avec le personnage de Gogo, ou encore le rejet des personnes différentes, pour une couleur de peau, une particularité physique ou une sexualité. Il questionne aussi avec brio la question de la monstruosité, rappelant avec justesse que ce sont nos actes et nos choix et non notre apparence ou notre passé qui bâtissent notre identité. Vern devient ainsi aussi magnifique que son âme à nos yeux. Tant de thèmes qui traversent sans cesse l’œuvre de Rivers Solomon sous différents regards et, pourtant, toujours avec une force folle. Il est un peu difficile de vous parler de ce roman sans rien vous en dévoiler, tant il est multiple et étrange, tant il bouscule nos certitudes et déstabilise nos zones de confort. Retenez qu’il est chargé en émotions, en force, en souffrances et en amours. Et que vous n’en ressortirez pas indemnes.

« Les gens sont prêts à mourir pour défendre les idées qui leur viennent directement de ceux qui les ont élevés, et affirment en même temps qu’ils en sont venus tout seuls à adopter ces convictions.»

En bref, Rivers Solomon nous offre à nouveau un roman surprenant, intense et marquant qui questionne de nombreuses thématiques avec force dans une intrigue mêlant SF, thriller, drame et weird fiction. Maternité, transformation psychologique et physique, amour queer, émancipation, rapport à la terre et au passé, oppressions et éducation sont autant de veines qui parcourent un récit puissant et organique qui ne peut pas laisser indifférent.  

« Vern est enceinte de sept mois et décide de s’échapper de la secte où elle a été élevée. Cachée dans une forêt, elle donne naissance à des jumeaux, et prévoit de les élever loin de l’influence du monde extérieur. Mais, même dans la forêt, Vern reste une proie. Forcée de se battre contre la communauté qui refuse son départ, elle montre une brutalité terrifiante, résultat de changements inexplicables et étranges que son corps traverse.Pour comprendre sa métamorphose et protéger sa petite famille, Vern doit affronter le passé… »

(Illustration de couverture : © Elena Vieillard)

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[Lecture n°75 (98/108 points avec les bonus pour l'échelon 5 Synchronisation avec la page) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 10 de Ma lecturothèque + thème bimestriel novembre/décembre « un livre sorti au cours de l’année »]