La fiole au Cerbère

La fiole au Cerbère est la traduction d’un roman publié en feuilleton en 1919 sous le pseudonyme de Francis Stevens. Derrière ce nom, une autrice, Gertrude Barrows Bennett, jugée comme la précurseure en dark fantasy (pour le roman La citadelle de la peur) mais pourtant fort méconnue du monde francophone puisqu’elle n’a été traduite qu’en 2019 sous l’impulsion des éditions Marie Barbier voulant lui redonner la place qu’elle mérite. La fiole au Cerbère est le troisième titre traduit de l’autrice publié par la maison d’édition et il s’agit d’une dystopie. Voici ce que j’en ai pensé…

[NB: Un grand merci à Marie Barbier de m’avoir contacté pour me parler de cette autrice et me proposer de la découvrir. Cela rentre tout à fait dans mon optique de lire plus d’autrices de SFFF et de redonner leur place à celles que l’histoire a oublié.]

« Sur le manteau de la cheminée trônait une pendule marquant 9h30. Elle continua de tictaquer dûment et solennellement, indifférente à tous les évènements fantastiques, hormis le grand miracle perpétuel du temps lui-même. Minute après minute, les aiguilles rampaient sur le cadran tandis que, sur le grand métier à tisser de l’éternité, fil après fil s’ajoutait à l’universelle étoffe du passé.»

Une œuvre novatrice

Avant toute chose, il est important de replacer ce roman dans son époque de parution. En 1919, la première guerre mondiale vient de s’achever, les totalitarismes n’en sont qu’aux prémisses dans les nations européennes, les œuvres classiques de la dystopie politique paraîtront dans plus de 10 ans (Le meilleur des mondes d’Huxley en 1932, 1984 d’Orwell en 1949, etc.). Et pourtant, une autrice, Gertrude Barrows Bennett, sous couvert d’une identité masculine, publie un roman développant un univers de contrôle absolu où les privilégiés seuls ont de l’éducation et des droits, là où les citoyens ne sont que numéros qui ne peuvent jamais sortir des barrières qui cadrent leur existence sous couvert de maintien de la paix. Un univers dystopique novateur et original qui développe déjà des thématiques qui ont une saveur d’anticipation parfois terrifiante quand on les replace dans leur époque de parution. C’est un roman qui, aujourd’hui, nous paraît sans doute un peu daté bien que, sur beaucoup d’aspects, cela ne se ressent pas. Mais, replacé dans son contexte, il est vraiment novateur et a surement influencé beaucoup d’œuvres du genre par la suite. Rien que pour ça, lire Gertrude Barrows Bennett est très enrichissant et je salue l’initiative de  Marie Barbier de nous la rendre enfin accessible.

« - Mais qu’apprend-on aux enfants dans vos écoles? 

- Le savoir naturel et utile. La cuisine, la menuiserie, la broderie… tous les talents nécessaires. À quoi leur servirait-il d’en connaître davantage? Cela ne ferait que les rendre insatisfaits, et Dieu sait qu’ils le sont déjà assez, ces ingrats!»

Mystère, dangers et aventure

Outre l’aspect novateur, La fiole au Cerbère est un roman qui se lit très bien. Sa parution initiale en feuilleton ne se ressent que sur les aspects positifs de ce format, à savoir un rythme constant, de bons rebondissements et des personnages parfaitement identifiables. Une écriture peut-être un peu clichée certes en ce qui les concerne, mais néanmoins avec quelques éléments intéressants, notamment pour la jeune Viola qui sort du carcan de la jeune femme en détresse souvent trop répandue dans les ouvrages de l’époque. On plonge rapidement dans l’intrigue qui se nimbe de mystères et nous invite à aller de l’avant à chaque fin de chapitre pour continuer cette lecture envoûtante. Entre aspects fantastiques un brin surréalistes et dangers bien réels et bien humains, le roman nous embarque dans une aventure assez intense du début à la fin. Alors, certes, certains éléments m’ont semblé manqué un peu de développement et j’ai trouvé les explications globales un peu trop « faciles » même si novatrices pour l’époque. Cela n’aura pas empêché un réel plaisir de lecture sous une plume raffinée et une narration savamment dosée. 

En bref, La fiole au Cerbère est une excellente découverte. Certes, si nous ne le remettons pas dans son époque de parution, c’est un roman qui peut paraître un peu daté sur certains aspects tout en offrant une lecture très plaisante, rythmée et envoûtante malgré ses défauts. Mais quand on garde en plus en tête qu’il est paru en 1919, on est impressionné par son côté novateur et l’univers dystopique imaginée par son autrice. Une découverte fort intéressante! 

« Terence Trenmore, une espèce de géant irlandais comme les aimait apparemment Mrs. Barrows Bennett, son ami Bobby Drayton et sa sœur Viola, après avoir inhalé une poudre mystérieuse trouvée dans un flacon antique (lequel évoque la physionomie de Cerbère, d’où le titre), se retrouvent projetés dans une version de leur  Pennsylvanie d’origine où règne une société totalitaire dans laquelle les individus moyens ne sont connus que par des numéros, tandis que les postes clefs sont occupés par une caste de privilégiés. D’une part les “superlatifs” qui portent des noms tels que Cleverest, Loveliest, Quickest, et sont des espèces de hauts fonctionnaires, d’autre part les Serviteurs de Penn (le quaker fondateur de la Pennsylvanie est devenu une espèce de dieu de colère que les dirigeants utilisent pour contrôler la population) qui possèdent le pouvoir politique et sont désignés par des noms de vertus précédés du terme Mr., comme par exemple “Mr. Mercy”. Nos trois voyageurs sont vite repérés comme des étrangers et condamnés à mort. Ils sont sauvés au dernier moment par des intrigues politiques qui font d’eux des instruments utiles à certains superlatifs pour supplanter leurs rivaux. Plutôt que d’être exécutés, ils se laissent convaincre de participer aux épreuves qui permettent de confirmer un superlatif dans ses fonctions ou de le remplacer. Lorsqu’ils se rendent compte que ces épreuves sont truquées, un simple outil de contrôlé des foules supplémentaire, et qu’ils n’ont pas une chance de gagner, ils se révoltent…»

(Illustration de couverture: © Jean-Michel Nicollet) 

> Content warning <

[Lecture n°58 (71/108 points avec les bonus pour l'échelon 5 Synchronisation avec la page) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 10 de Ma lecturothèque]