Cristallisation secrète

Cristallisation secrète est un roman de l’autrice Yôko Ogawa publié en 1994 au Japon. Traduit en français en 2009 par Rose-Marie Makino pour la collection Lettres japonaises des éditions Actes sud, c’est un titre qui m’attirait depuis un moment. Il aura fallu que le Hold my SFFF challenge de janvier 2021 soit sur la SFFF asiatique pour que je me mette à le lire! Sachez également qu’il existe en poche dans la collection Babel depuis 2013. Voici donc ce que j’en ai pensé…

« Et si les mots disparaissent, que va-t-il se passer?»

Un roman kafkaïen

Cristallisation secrète est une dystopie dans laquelle les habitants d’une île voient progressivement les choses autour d’eux disparaître complètement de leur mémoire. Pour accompagner ces disparitions, les objets concernés sont détruits pour ne pas avoir à se confronter à ces choses qui n’existent plus dans l’esprit des habitants et qu’ils ne savent bientôt plus nommer ou définir. Mais certains résidents conservent la mémoire et sont traqués par une police secrète qui se charge de les faire disparaître. Roman sombre et étrange, aux évènements parfois absurdes et dramatiques, Cristallisation secrète nous parle d’un monde qui perd progressivement son âme en détruisant ce qui constitue la vie quotidienne et, par extension, l’humanité. Parfois troublantes, difficiles à concevoir, ces disparitions sont des évènements perturbants à la lecture et demandent une conceptualisation de l’esprit assez difficile. Mais le message, porté par l’autrice, est très puissant. Elle évoque ainsi avec subtilité les régimes totalitaires qui annihilent l’individualité et la mémoire jusqu’à effacer l’humanité elle-même dans la résignation la plus totale de la population sous son joug. Les brides d’espoir et de résistance de ceux qui se souviennent sont de purs instants de poésie qui créent une belle émotion. Et même si, par instants, on a du mal à faire face à l’étrangeté des évènements qui se déroulent sur cette île, on se prend en pleine figure la beauté de l’ensemble et la douleur qui en jaillit. 

« Lorsque du jour au lendemain, sans aucun signe avant-coureur, une maison se retrouvait vide, les gens se contentaient de passer sans rien dire, en jetant de la rue un coup d’oeil furtif aux fenêtres, en priant pour que ses habitants soient sains et saufs. Le population d’ île était parfaitement habituée à ces disparitions.»

Entre contemplation et angoisse

Par son ambiance très particulière, Cristallisation secrète est un roman envoûtant dont le style narratif, propre à la littérature japonaise, a ceci de mystérieux et de troublant pour un lectorat européen. Il y a une certaine langueur, qui peut parfois se traduire en longueurs, tout au long de ce roman ponctué d’instants d’angoisse lors des interventions des traqueurs de souvenirs et de la menace qu’ils constituent. Le sentiment d’oppression se créée aussi dans les questions laissées sans réponse. Que deviennent ceux emmenés par la police? Que va devenir l’île au fur et à mesure des disparitions? L’autrice crée aussi une frustration en nous laissant sur ces questionnements, reflet finalement de ceux des personnages. Mais tout en maintenant cette chape sur l’atmosphère générale du roman, Yôko Ogawa nous offre aussi un récit contemplatif, aux instants de bonheur suspendus dans le temps et aux réflexions nombreuses. Il y a dans Cristallisation secrète la douceur d’une matinée neigeuse, un monde recouvert de silence, envoûtant, onirique qui ne cesse pourtant de masquer tout le reste sous la ouate glacée de ces flocons.

En bref, Cristallisation secrète est un roman étrange qui, sous couvert d’évènements fantastiques difficiles à concevoir, se fait le reflet des sociétés totalitaires qui annihilent l’humanité. Oppressant mais beau, c’est un roman qui peut perturber ou ennuyer par sa langueur et son étrangeté mais qui propose des réflexions passionnantes. Je n’ai pas été convaincue à 100% par ma lecture, notamment à cause de la frustration des questions sans réponse, mais je ne regrette pas la découverte de cette oeuvre qui ne devrait pas disparaître de ma mémoire de sitôt. 

« Sur l'île où vit une jeune femme romancière, des choses, des personnes, des émotions s'effacent. Les rares personnes qui gardent un souvenir de ce qui a désormais disparu sont traquées. Justement, à la lecture de son dernier texte marqué par des souvenirs inconscients, l'éditeur de la romancière va se montrer particulièrement ému.»

(Photographie de couverture : © Johann Fournier )

> Lire un extrait < (© Actes sud)

[Diversité: pp asiatique - japonais.e, ps asiatique - japonais.e]

[Lecture n°3/72 (pour l'échelon 5 Fusion dans l’utopique) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 9 de Ma lecturothèque]

* Lecture pour le challenge ABC de l’Imaginaire 2021 de Mariejuliet : lettre Y - Joker prénom *

- Lecture pour le Challenge #HMSFFF - Janvier 2021: SFFF asiatique -