Kra : Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr

Le 20 août, les éditions L’Atalante publie un roman inédit de John Crowley datant de 2017 et intitulé Kra, Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr. Préfacé par Patrick Gyger (préface à lire en guise de postface pour ne pas vous spoiler d’ailleurs…), Kra entrera dans la collection de La dentelle du cygne. C’est un roman qui m’envoûtait dès son annonce et c’est donc avec beaucoup d’attentes et de curiosité que je me suis plongée dans sa lecture. Et voici ce que j’en ai pensé…

[NB: Merci infiniment aux éditions L’Atalante pour cet envoi, et tout particulièrement à Emma pour cette proposition que je ne pouvais pas refuser.]

« Nous sommes maintenant faits d’histoire, mon frère. Voilà pourquoi nous ne mourrons jamais, même quand ça nous arrive.»

Inclassable et néanmoins génial

Je sais que certaines et certains d’entre vous sont très intéressé(e)s par ce livre mais qu’il vous effraie un peu. Je le sais car bien que très impatiente de le découvrir, l’aspect exigeant associé à son auteur me faisait craindre une oeuvre trop ardue à parcourir. Ses plus de 500 pages en une police assez serrée pouvaient autant être promesse de bonheur absolue que d’obstacle infranchissable. Aussi je vous rassure tout de suite: oui, sur certains aspects (réflexions philosophiques, références, etc.), Kra est un roman exigeant mais il reste très accessible dans le style ou dans le propos. Il ne convaincra sans doute pas tout le monde, à cause de son parti pris narratif aussi génial que déroutant ainsi que de quelques longueurs, mais il risque aussi de vous envoûter pleinement. Ce fut le cas pour moi. J’ai été happée par la plume, envoûtée par l’histoire et j’ai dévoré ce roman avec plaisir, tout en essayant de prendre le temps d’intégrer la richesse de ses enseignements. Inclassable, ce roman est un récit fantastique avec l’originalité absolue de mettre en personnage principal une corneille qui va devenir le témoin de l’histoire de l’humanité. C’est aussi une sorte de fable inspirée de quantités de légendes, de références littéraires et de mythologies du monde entier d’Orphée aux légendes amérindiennes. Une richesse qui rend l’ouvrage sans nul autre pareil, indescriptible par mes simples mots. Kra est un voyage, autour du monde, au coeur du temps, au creux de nous. C’est l’histoire du monde dans l’oeil noir d’une corneille qui n’est pas n’importe laquelle mais celle qui se prénomme Dar Duchesne, la première corneille à porter un nom qui nous permet de relater son histoire. C’est brillant. Vraiment. Attention cependant, si aucune des références de l’auteur ne vous est connue, vous passerez sans doute un peu à côté de l’aspect purement génial. Mais il n’est nullement nécessaire de toute les maîtriser ou même de les identifier pour passer un moment assez unique en le lisant.

« Nous vivons un éternel crépuscule qui succède au matin et s’enchaîne imperceptiblement à des nuits sans lune. Pourtant, nous trouvons le moyen de rire.»

La mort sur un piédestal

Là où la plupart des récits mettent l’immortalité en but, John Crowley nous rappelle, avec Kra, combien la mort est ce qu’il faut véritablement chérir. Avec un « oiseau de mort » en personnage principal mais aussi à travers les séjours au pays des morts, les observations des rites humains ou bien encore la dureté des deuils vécus, John Crowley interroge notre rapport à la vie et questionne la douleur de l’immortalité. Philosophique, l’histoire de Dar Duchesne traverse le temps et l’espace et prend valeur d’universelle. C’est une leçon de vie qu’offre l’auteur par la mise en avant de la mort. Les histoires sont le véhicule de la véritable immortalité chez Crowley. Les noms, les mots, les récits répétés, transformés et transmis, sont autant de manière de continuer de vivre. Kra rendra peut-être son auteur immortel, comme le suggère Patrick Gyger en préface, il laissera en tout cas certainement une trace par sa richesse et son originalité. Ce qui frappe aussi avec ce roman, c’est la plume de l’auteur. Rare sont les américains à avoir une écriture aussi envoûtante et poétique. Dense mais accessible, la plume de John Crowley joue des mots et de leur sens pour mieux nous transporter. Sa lecture demande certes un peu plus d’attention que la moyenne pour ne pas en louper toute la richesse, mais cela en vaut la peine. Pourquoi, alors, me direz-vous, n’aies-je pas un coup de coeur pour Kra? Parce que bien que je l’ai trouvé fabuleux et génial, il m’a manqué un soupçon d’émotion et de rythme pour que le plaisir pur et simple entre en jeu. Le roman n’en est pas moins mémorable, incomparable et éternel. 

« Si elle ne peut pas les inhumer dans la terre, leur dire adieu à cette porte, elle ne pourra pas les inhumer non plus en elle-même. C’est comme si elle gardait en son sein un enfant mort qui ne naîtra jamais.»

En bref, Kra est un roman inclassable et purement génial qui traite de la vie, de l’histoire du monde, de l’humanité et de la mort avec originalité, puissance et philosophie. Envoûtante, l’histoire de Dar Duchesne et, à travers elle, celle de notre monde, est une lecture étonnante qui ne plaira peut-être pas à tout le monde mais qui bouscule les codes et est riche d’enseignements. Une lecture inoubliable.

« Une corneille seule n’est pas une corneille.

Une corneille ne tue jamais une autre corneille.

Dans un futur proche ravagé par la pollution, un vieil homme nous raconte qu’une Corneille nommée Dar Duchesne – la première de tous les temps à avoir porté un nom – lui a raconté ses nombreuses vies et morts au pays de Kra…»

(Illustration de couverture: © Sonia Chaghatzbanian - Graphisme: © leraf)

[Diversité: ps non-binaire]

[Lecture n°54/60 (pour l'échelon 4) pour le Challenge de Littérature de l'Imaginaire édition 8 de Ma lecturothèque]