Passing strange

En novembre 2019, les éditions ActuSf ont publié la novella Passing strange de Ellen Klages, accompagnée d’une nouvelle du même univers intitulée Caligo Lane. Parue dans la collection Perles d’épice de la maison d’édition, ce titre datant de 2017 (2014 pour la nouvelle) est détenteur du World, British Fantasy et Gaylactic Spectrum Award 2018. Et voici ce que j’en ai pensé…

"Si l'une d'elles avait été un homme, elle aurait pris Emily dans ses bras. Deux amoureux s'enlaçant dans le couchant, les gens auraient sans doute trouvé cela charmant. Mais ce n'était pas pour elles. Au lieu de ça, ils détourneraient le regard, dégoûtés."

Une plongée historique

L’univers de ces deux textes, Passing strange et Caligo lane, se déroule en majeure partie dans le San Francisco de 1940, aux prémisses d’une guerre mondiale qui n’a pas encore véritablement impacté la vie quotidienne. On y croise des personnalités fortes comme Diego Rivera, on se balade dans la Foire de Treasure Island, on se rend dans des lieux mythiques, … Ellen Klages parvient, dans un texte assez court, à nous faire voir cette époque et nous donne envie de découvrir plus les lieux traversés (ce que j’ai fait par une recherche par après tant certains endroits sont fascinants). Le style et/ou le format ne permet/tent cependant pas de nous immerger dans l’ambiance autant que souhaité. On aurait envie de plus d’y plonger plus, d’entendre vibrer la voix de Spike, de sentir les effluves de Gayway, de voir la brume envelopper la ville... Je trouve qu’en comparaison, l’ambiance est plus marquante dans la nouvelle Caligo lane que dans la novella principale. Mais c’est tout de même passionnant de découvrir cette période et notamment d’un point de vue féminin et homosexuel. On y découvre non seulement l’absence de droit pour les femmes et pour la communauté homosexuelle mais aussi le racisme et le mépris ambiant d’une époque pas si lointaine. C’est cet aspect qui m’a le plus envoûté dans Passing strange car il est le terreau d’amours impossibles et de destins forcément tragiques.

" Elle eut un accès de timidité, se refusant à qualifier de quelque manière que ce soit cette journée afin de ne pas la rendre quelconque, la galvauder ou en ternir l'éclat. A court de mots. C'était déroutant. Les mots avaient toujours été son dernier refuge."

Une romance dramatique et un soupçon de magie

Ce récit, c’est aussi et avant tout une histoire d’amour interdit. Une histoire complexe pour deux êtres qui ne demandent pourtant qu’à être elles-mêmes et à trouver un endroit où elles peuvent s’aimer jusqu’à la fin de leurs jours. L’histoire est très émouvante et m’a beaucoup touché car elle est portée des personnages forts et, malgré le format novella, assez développés. Evidemment, dans un tel contexte historique, il est difficile de vivre cet amour et c’est ce qui le rend si beau et si tragique. Heureusement, un soupçon de magie offre quelques possibilités… Ce petit trait de fantastique est d’ailleurs léger et ne dérangera certainement les non-amateurs du genre tant il se fait discret. Je trouve cependant qu’il ne s’intègre pas aussi bien à l’histoire que ce qu’on peut trouver dans les romans de Jean-Laurent Del Socorro. Il y a comme un sentiment d’étrangeté et non de fluidité quand le fantastique se trouve justifié par les protagonistes au début du récit. Heureusement, le fait qu’il ne soit pas très présent nous fait rapidement oublier ce sentiment et on finit par se laisser porter par cette intrigue dont le final, même magique, est tout bonnement sublime. A noter que si Caligo lane se centre uniquement sur l’aspect magique, elle ne crée pas cette impression étrange et donne à la manifestation fantastique de la novella, une justification plus crédible en appuyant le procédé d’explications et de rituels qui lui donne corps. Du coup, je conseillerai de la lire en premier, dans l’ordre de leur publication initiale. Enfin, si la couverture de l'édition en français est plutôt élégante, je regrette qu'elle ne reprenne pas le style sublime de l'édition originale bien qu'elle en reprend les traits... celle-ci manque de magie en comparaison.

En bref, Passing strange est une novella qui nous plonge dans une époque fascinante à découvrir à la rencontre de femmes marquantes qui n’ont qu’un seul désir : être accepté telles qu’elles sont. Un amour interdit, un peu de fantastique, de la sororité, voilà qui donne à ce récit, des ingrédients de qualité qui nous font aisément oublier les quelques failles de style (et/ou traduction).

« San Francisco, 1940. Six femmes, avocate, artiste ou scientifique, choisissent d’assumer librement leurs vies et leur homosexualité dans une société dominée par les hommes. Elles essayent de faire plier la ville des brumes par la force de leurs désirs… ou par celle de l’ori-kami. Mais en science comme en magie, il y a toujours un prix à payer quand la réalité reprend ses droits. »

(Illustration de couverture : © Eiko Ojala)

[Lecture n°4/60 (pour l'échelon 4) pour le Challenge de Littérature de l'Imaginaire édition 8 de Ma lecturothèque]