Cassandre

Début mai, les éditions Aux forges de Vulcain nous ont proposé un roman de l’autrice américaine Sharma Shields intitulé Cassandre. Référence à la mythologie par son titre et, sur sa couverture, un champignon de bombe atomique qui interpelle ma curiosité : voilà un livre que je devais lire. Et voici ce que j’en ai pensé…

« En causant la dévastation d’autrui, avons-nous cru à tort leur apporter l’amour ?»

Cassandre nous plonge dans une période historique majeure : celle de la fabrication des bombes atomiques, à l’aboutissement du projet Manhattan qui verra naître les largages terribles sur Hiroshima et Nagasaki. Nous découvrons ici le réacteur d’Hanford, celui qui développa le plutonium du Fat Man, aux côtés d’une toute jeune femme venant d’y être engagée comme secrétaire. On est emportés sans peine dans le récit de cette vie malheureuse qui se trouve plongée au cœur de l’Histoire avec un grand H. C’est de son point de vue à elle, rouage infime d’une immense entreprise faite de non-dits et de mystères, que nous découvrons ce lieu et ces milliers de travailleurs maintenus au secret. C’est une plongée aussi dans le monde patriarcal, qui plus est dans un secteur d’hommes, que nous fait vivre Sharma Shields. Difficile de ne pas se révolter de la place laissée aux femmes dans un tel monde où on les souhaite jolies, travailleuses, humbles et surtout silencieuses. Mildred est une jeune femme qui change de vie, qui sort d’une famille dans laquelle on l’étouffe pour tenter, elle l’espère, de trouver sa place dans cette noble mission qui est celle de participer à l’effort de guerre. Il y a chez elle une innocence touchante, mais aussi une étrangeté légèrement dérangeante. Elle ne semble jamais tout à fait à sa place, hormis peut-être quand elle se plonge pleinement dans ce qui fait sa différence. L’autrice en tisse le portrait d’une héroïne que personne n’écoute dans une société qui, de toute manière, ne donne aucun poids aux dires d’une jeune femme. Tout comme Cassandre, maudite par Apollon, Mildred n’est pas écoutée. Révoltant, surtout quand ce qu’elle a à dire peut avoir un réel impact sur l’histoire du monde… Sharma Shields nous offre une critique acérée de ce monde patriarcal à laquelle elle oppose magistralement une héroïne dramatique qu’on aimerait voir prendre pleinement son envol, s’émanciper et être acceptée.

« Toute la largeur du fleuve était recouverte de cadavres. Des milliers. Des dizaines de milliers. Un autre enfant gisait à mes pieds, cuit et refroidi, transformé en onyx. 

- Tant d’enfants, murmurai-je, et le vent me gifla si fort que mes yeux piquèrent et pleurèrent. Comment a-t-on pu laisser ça arriver ?»

Dans ce roman, l’autrice tisse une allégorie du mythe de Cassandre avec notre jeune héroïne douée de visions d’avenir toutes plus terribles les unes que les autres. Des visions qui sont autant sa source d’émancipation, un instant où elle transcende son être même, qu’un outil pour la stigmatiser et diminuer son impact. Loin d’être adulée comme mystique, l’affirmation de ses prédictions ne lui a apporté que du malheur, un rejet des autres et de la société. Par ses prédictions, Mildred voit l’horreur dont ils vont tous être responsables. Mais doit-on gâcher les rêves d’une vie pour avertir ? Peut-on seulement changer les choses ? Sharma Shields, par sa revisite du mythe à cette époque si particulière, nous offre une formidable réflexion sur la question de la responsabilité, sur la culpabilité aussi, et pointe du doigt avec force la propension de l’Homme à hiérarchiser les vies humaines. Faire l’horreur pour faire le bien. Oser faire des « sacrifices » pour asseoir sa domination. Et surtout continuer à dominer par la peur, en se pensant dans son bon droit. Terrifiant et glaçant, cet aspect du roman a évidemment un écho toujours très actuel. Mildred, par son regard différent sur le monde, questionne formidablement les ambiguïtés du projet Manhattan les doutes de certains sont ceux qu’elle partage. Car derrière l’euphorie d’une victoire se cache toujours une montagne de cadavres. J’ai dévoré ce roman sans peine, emportée par les rouages de l’Histoire autant que par Mildred, parfois hantée par ses visions qui m’ont évidemment replongée dans ma visite du musée de la Paix à Hiroshima dont je n’oublierai jamais les images. Il y a ici une grande dénonciation des guerres et des horreurs dont est capable l’humanité. Je ne regrette peut-être que le dernier tiers du roman qui s’éloigne un peu de ça pour plonger dans l’horreur de la vie de Mildred, délaissant, même si cela l’accompagne et la hante toujours, l’Histoire au profit du drame d’une vie. Pour le reste, Sharma Shields nous offre un roman passionnant et glaçant dont on ne ressort pas indemnes.

« J’étais à la merci de l’homme assis derrière le bureau. Il fallait qu’il voie mon avenir aussi clairement que moi. Il leva quatre doigts roses, son annulaire orné d’une grosse alliance dorée, et énuméra les qualités de la femme active idéale : 

- Chaste. Volontaire. Intelligente. Silencieuse.

J’avalai les mots et me forçai à les intégrer dans ma chair et dans mon sang. Je croisai mes chevilles et joignis mes genoux, me  transformant en femme parfaite.»

En bref, Cassandre est une allégorie du mythe, transposée à la Seconde Guerre mondiale, particulièrement réussie. Sous le regard de Mildred, l’autrice tisse une critique formidable du monde patriarcal et des guerres en nous donnant un point de vue terrible sur le projet Manhattan. Sharma Shields parvient à nous emporter sans faillir et à questionner avec force les notions de responsabilité et de culpabilité dans un contexte historique majeur.

« Années 40. Mildred Groves est une jeune femme exceptionnelle, qui a un don : elle voit l’avenir. Un jour, elle fuit sa famille pour devenir secrétaire dans un centre de recherche entouré de secrets. Militaires et chercheurs y testent et fabriquent un mystérieux produit qui aidera à gagner la guerre. Seuls les hauts-gradés savent qu’il s’agit du plutonium, et que ce produit sera utilisé dans la bombe atomique.

Mildred est d'abord ravie de participer à cet effort collectif, mais des rêves prophétiques vont assombrir sa nouvelle vie. Ses visions s’intensifient quand les hommes pour qui elle travaille vont s'approcher de leur objectif, et elle va devoir prendre une décision : ne rien faire, ou refuser de contribuer à la fin de l'humanité.»

(Illustration de couverture : © Elena Vieillard)

- Livre reçu en service presse. Publication non rémunérée. Merci aux éditeurs. -

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[Lecture n°17 (22/60 points avec les bonus pour l'échelon 4 Fusion dans l’utopique) pour le Challenge de L'Imaginaire édition 13 de Ma lecturothèque]